Arnaud Leparmentier (journaliste au Monde), invité le semaine dernière sur France Inter, expliquait qu’il existait bien un modèle social européen, au sujet de « l’Europe » au sens d’UE. Apparemment pour la défendre – il répondait à la question d’un auditeur mettant en cause l’absence d’un tel modèle social – il relevait quelques éléments qui caractériseraient ce modèle : le recours aux déficits publics, mais aussi l’importance de la protection sociale et les forts taux de prélèvements obligatoires...
Le sous-entendu semblait alors la différenciation à l’égard de l’autre grand exemple de pays démocratique riche, celui des Etats-Unis. Il serait d’ailleurs utile de préciser que l’on traite alors d’un modèle de progrès social.
Cette argumentation « européiste » – approuvons ce qu’est l’UE puisqu’elle repose bien sur un progrès – est assez typique.
Elle nous invite à poser deux questions. L’une très générale : d’où viendrait ce supposé modèle social transnational ? L’autre, très pragmatique et immédiate : en quoi la réponse que l’on donne à cette question pourrait expliquer un vote en faveur du PS, pourtant très décrié à sa gauche (et par nous-mêmes), pour ses choix en matière d’Europe ?
Un modèle (de progrès) social transnational : Europe, ou Etats d’Europe, et UE.
On rencontre alors, au passage, le problème que pose la confusion presque totale entre UE et Europe, au sens de « continent », avec de grosses guillemets étant donné les limites voire l’inefficience de cette notion de continent. L’UE, extrêmement élargie maintenant, recouvre en grande partie sans doute cet espace européen, aux limites floues, incertaines et ouvertes.
Mais elle ne le recouvre pas entièrement en terme de territoire. Surtout, elle ne peut se prévaloir de l’ensemble des dynamiques qui permettrait de le caractériser : tout ce que font les pays européens n’est pas assimilable à l’Europe au sens d’UE.
Ainsi, les éléments de « modèle » – passons aussi sur les limites de l’utilisation de cette notion – rappelés par le journaliste du Monde sont en soi, justes. Mais ils ne doivent rien à l’Europe au sens de construction européenne. Ils ne doivent rien au fonctionnement de ses institutions, aux effets des traités conclus et des politiques lancées à l’échelle de la communauté puis de l’union.
Ils résultent de politiques menées par les Etats nations, aboutissant à la structuration de « régimes d’Etat Providence ». C’est ainsi que, par-delà et malgré d’importants facteurs de diversité, des influences réciproques et des cheminements historiques proches, qui donneraient quelques fondements pour un modèle (de progrès) social, ont marqué les nations européennes, occidentales d’abord.
Du point de vue de la défense de la construction européenne, on peut certes prétendre, qu’en contribuant à la paix et au développement, elle a créé des conditions favorables au renforcement de ce modèle. Mais il faudrait au moins reconnaître que cette construction européenne n’a pas consisté à penser, à définir ou à diffuser ce modèle. De plus, il faut aussi analyser les choses en fonction des contextes et des étapes de la construction.
Pendant les « Trente glorieuses », la CECA puis la CEE pouvaient apparaître (apparaître seulement ?) comme des outils au service de la croissance et de la puissance économique d’Etats, peu nombreux et proches sur le plan économique, maîtrisant (encore) leurs politiques dans ce domaine, à dominante régulatrice, redistributrice et interventionniste. L’ « Europe » en renfort des Etats, donc, et au mieux.
Mais la donne a bien changé. La « révolution conservatrice », néolibérale et dérégulatrice, des années 80, se propageant entre nations et institutions de la communauté, est passée par là. Plus fondamentalement, on pourrait voir à l’œuvre le phénomène classique de la créature (une forme de technostructure européenne) échappant au contrôle de ses créateurs (les Etats).
Ainsi les institutions supranationales vraiment intégratives (et non fondées sur l’inter-gouvernementalité), commission, cour de justice puis BCE, ont, pour l’essentiel, produit des analyses et des décisions tendant à affaiblir les éléments constitutifs de cet éventuel modèle social européen ou plutôt, des modèles sociaux nationaux plus ou moins comparables et transposables.
Ainsi quand, comme d’autres, nous disions dans ce blog que la construction européenne s’était toujours faite à côté des citoyens, ce n’est pas seulement parce que, dès les origines, elle a promu un fonctionnement technocratique, a-démocratique, voire anti-démocratique. C’est aussi parce qu’elle a promu des relations et des politiques, étrangères aux principes et aux fondements des modèles sociaux des Etats – Etats nations et Etats Providence – auxquels d’ailleurs, la démocratie elle-même est liée.
Mais à condition de savoir vraiment ce que l’on veut d’elle, on peut toujours apprendre dompter une créature…
Où se situe l’enjeu ?
Certains diront alors qu’en fonction d’une telle opinion, que si l’on est de gauche et que si l’on critique avec réalisme l’ « Europe », il faut élire dimanche, des députés européens du Front de gauche.
Sinon, si l’on croit à la grève insurrectionnelle, pour ne plus dire grand soir ou révolution, comme seule action politique vraiment décisive, si l’on se moque finalement de l’Europe et des questions institutionnelles comme des politiques réelles et immédiates à mettre en oeuvre, alors il faut voter NPA.
Avant de voter, chacun cherche à comparer les programmes des uns ou des autres, à juger le passé, la crédibilité et la pureté des partis et des personnalités. Ce qui, contrairement sans doute à ce que pensent beaucoup à gauche de la gauche, ne nuirait pas qu’au PS ! C’est un vrai sujet, mais long et de toute façon plus ou moins abordé en période de campagne… Ce n’est pas le but ici.
Attirons l’attention sur un point : la question, centrale, du modèle social, rappelle le rôle des Etats, et la nécessité de faire de la réflexion à cette échelle, une priorité, équivalente aux enjeux proprement européens. Tout n’est pas réductible par exemple, au défunt TCE et au traité de Lisbonne !
Le désintérêt pour les élections européennes, comme beaucoup le prétendent, ne vient sans doute pas que d’une conscience insuffisante de ces enjeux européens et d’un manque d’informations et de débat sur l’Europe elle-même, même entretenu par la campagne minable (puisque le mot est à la mode) de l’UMP sur la sécurité. Peut-être devrait-on y reconnaître aussi la conscience que c’est d’abord en fonction des Etats et donc des nations, qu’on le regrette ou non, que les choses européennes bougeront.
S’il existe un pouvoir européen, mais peu parlementaire, ce n’est pas à cet échelon que sont les véritables responsables, qu’existe une légitimité démocratique et que réside la puissance réelle. L’UE c’est certes des traités (forcément) contraignants, des initiatives de la commission et une dérive jurisprudentielle, pas très sociales, une BCE pas très régulatrice. Mais des traités se changent, s’interprètent. Et une commission, une cour de justice ou une banque centrale, ça se dresse. L’Europe, combien de divisions ?
Objectons que même si un Etat passait aux mains d’une vraie gauche, il lui faudrait tenir compte du fait que beaucoup d’autres resteraient sans doute conservateurs et libéraux. Mais une diplomatie volontaire et intelligente, ça existe aussi.
Pour prendre un autre exemple, plus récent et tout aussi crucial, que le modèle social, les décisions d’élargissement restent très clairement entre les mains des Etats, quand ceux qui sont à leur tête ne font pas semblant de s’en dessaisir : quand Sarkozy, même si c’est pour des mauvaises raisons, dit non à la Turquie dans l’UE, quel est le résultat ?
Autre exemple : quand la France et l’Allemagne tournent le dos, même si c’est à tort, à la demande de la superpuissance américaine de relance au niveau de l’UE, quel est le résultat ?
Ainsi, de la même façon que les élections dites locales sont fondamentalement des élections nationales (en tout cas dans une République indivisible), les élections européennes le sont aussi, pas seulement dans leur forme. C’est le message envoyé au politique national, visant à conquérir le pouvoir étatique, qui compte, pas seul, mais d’abord.
Les socialistes peuvent-ils porter un modèle (de progrès) social dans l’UE ?
Revenons aux modèles sociaux. Si l’on veut promouvoir un modèle de progrès social en Europe, il faudra bien qu’on en retrouve la voie dans des Etats. Sans insulter personne, il est sûr que des pays comme la France sont pour cela, plus importants que d’autres… Qui croit que cela dépend fondamentalement du Parlement européen, même si son intervention est nécessaire ? Qui croit que cela dépend en priorité de l’adoption ou non du traité de Lisbonne, à moins de se préparer à de faux espoirs, s’il reste mort-né, ou au désespoir, s’il passe ?
Dans l’état actuel de notre système politique, pour tout électeur français, y compris pour l’avenir de l’UE, la vraie échéance, c’est 2012.
Or, de quoi a besoin la gauche en France pour cette échéance ? Même un membre du Front de gauche sait qu’il a besoin d’une gauche unie, avec le PS donc (vraisemblablement en tête ?), mais un PS tiré à gauche. C’est sans doute la raison d’être même du Front de gauche (pour le PG, la logique chevènementiste quand Chevènement existait).
Or, objectivement, voter Front de gauche, Europe Ecologie, dont la ligne politique n’est pas plus à gauche que celle du PS, ou pour d’autres à gauche, dont l’utilité réelle pour la condition du salariat reste à démontrer… c’est affaiblir le PS version Aubry et alliés (notamment ceux qui ont voté « non » au TCE rappelons-le et qui ont « du fond » comme on dit).
Qui en profiterait ? On pourrait dire la droite, UMP ou Modem : argument du vote utile, très insuffisant bien sûr, puisqu’il ne porte rien sur le fond et qu’après tout, un électorat doit savoir sanctionner un parti s’il le mérite. Le PS le mérite-t-il, en a-t-il besoin aujourd’hui ?
On pourrait dire alors qu’affaiblir le PS serait un mal nécessaire, ou un bien tout court, à condition de penser d’une part, que l’organisation du PS va toujours plus mal, d’autre part, qu’il continue d’aller toujours plus à droite. La réalité imposerait de faire une croix sur lui.
La démonstration du premier point n’est évidemment pas sans fondement et surfe sur l’actualité médiatisée et le thème des divisions internes. Mais ne peut-on reconnaître que malgré elles, après deux campagnes présidentielles plus ou moins lamentables, après des années Hollande de déliquescence organisée, un mieux (même petit) se dessine pour la première fois depuis longtemps ? Démontrer le second point, en s’arrêtant aux ambiguïtés du PS sur l’Europe, relèverait franchement de la mauvaise foi. Le risque de la dérive « démocrate » et de la démagogie centriste, le choix de sombrer dans la démocratie dite « d’opinion », ne se posent plus dans les même termes : la ligne Royal (ni celle Delanoë en outre) n’a pas gagné, en l’état.
Il reste l’incontournable, qui se trouve justement à l’intérieur du PS : ceux qui profiteraient d’un mauvais score du PS seraient les porteurs, rassemblés derrière Royal, des pires dérives imaginables. En gros et pour faire très rapide, voter Front de gauche ou Europe Ecologie, ou d’autres, c’est donner des arguments à Royal et à la ligne démocrate-centriste, sûrement pas le tirer à gauche. On ne peut oublier cela, cet enjeu national, bien que les élections soient européennes, car l’Europe n’est rien sans les Etats et qu’il n’y aura pas, entre autres, de modèle social européen sans des Etats capables de le promouvoir.
A moins de jouer l’effondrement total du PS, en espérant passer devant pour 2012 ou refonder en prenant la tête d’un nouveau grand parti façon congrès d’Epinay… On n’ose croire que certains puissent y croire, au sein du Front de gauche (PCF + PG) en particulier, surtout avec des intentions de vote (même s’il ne faut préjuger de rien, tout de même…) à peine équivalentes à ce que faisait le PCF seul lors des dernières élections européennes… Les partis qui pensent, à l’extrême gauche, que les élections ne sont que des tribunes et des vecteurs de l’agitation sociale – ce qui n’est sans doute pas le cas de ceux qui voteront, de bonne foi, pour le NPA par exemple – version modernisée du slogan « élection pièges à con », ont encore plus tort, mais ils sont peut-être plus logiques.
SB
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