A la veille des deux événements essentiels de notre vie politique, l’élection présidentielle puis les élections législatives, on peut craindre que les candidats des grands partis en tout cas, ceux qui comptent vraiment étant donné l’état du système électoral, reprennent les rhétoriques habituelles. A chaque grand moment du débat public, le discours moyen du candidat moyen consiste à expliquer qu’en restant fidèle à ses « valeurs » mais sans faire d’idéologie, il faut parler de mesures « concrètes » qui répondent aux « problèmes quotidiens » des Français. Et à la fin, on peut s’attendre à voir des propositions pratiques fort peu nombreuses et bien en dessous des besoins, des attentes et des revendications de la majorité de nos concitoyens. Sans que l’on ait jamais donné du corps à ces « valeurs » en les rattachant à des doctrines et à une histoire, ni montré en quoi elles pouvaient directement inspirer et animer un programme et une action politique.
Or, ce n’est pas sans établir des principes politiques plus précis que des valeurs générales, ce n’est pas en s’adressant aux citoyens comme s’ils ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, ne pouvant rien comprendre à un monde complexe, ce n’est pas en misant sur l’apparence du « concret » qui finalement ne mobilise ni les cœurs ni les esprits, bref, ce n’est pas en arrêtant de faire de la politique que l’on construit la solide assise sociale, nécessaire à la victoire électorale, puis à un exercice du pouvoir qui échappe à la logique des alternances à répétition.
C’est de la gauche qui aspire à gouverner et en particulier de son plus grand parti, le PS, qu’il faut exiger une ambition politique, ancrée profondément et majoritairement dans l’opinion, qui tranche avec les campagnes électorales de l’après 1981. Non seulement parce que la droite a vocation à conserver un ordre établi inégalitaire, qui s’oppose à l’intérêt général. Mais aussi car la droite est intrinsèquement le parti de la résistance aux aspirations du peuple, à l’approfondissement de sa souveraineté et de la citoyenneté. En effet, la vision qu’a la droite du pouvoir et de sa légitimité reste viciée soit par le bonapartisme, reposant sur le césarisme et le culte du chef, soit par le libéralisme, marqué par l’élitisme et la méfiance à l’égard de la souveraineté populaire, soit enfin par la démocratie chrétienne, résultat d’une adaptation tardive et pâlie des idées démocratiques au christianisme.
Nous voulons montrer ici que ce sont sur des points de doctrine clairs, distincts et opposables aux autres que la gauche doit bâtir son ambition programmatique et son action politique. Et nous ajoutons que ces points de doctrine doivent être issus du républicanisme, puisque nous vivons dans une nation définie et construite par la République, du fait de son enracinement au sein d’un peuple qui s’est imprégné de son idéal. Ce sont d’abord les principes républicains qui peuvent mobiliser une majorité stable pour la gauche, à condition que la République ne soit pas utilisée comme une référence mémorielle convenue, ni comme une bonne conscience. A condition aussi que la République ne soit pas un thème parmi d’autres (le travail, le pouvoir d’achat, la sécurité…), aussi important serait-il, dont il faudrait se saisir, notamment sous l’angle unique de la rénovation de la Constitution et des institutions. Le républicanisme doit être le cœur et le sang du programme de toute gauche qui veut gouverner : il doit en être le centre vital et en même temps irriguer et donner vie à toutes ses thématiques.
Ainsi, la République ne doit pas être le terrain laissé et réservé à des candidats, qui en seraient les défenseurs spécialisés, tel Jean-Pierre Chevènement en 2002. La gauche ne doit pas non plus proposer une vision consensuelle et statique de la république qui aurait ainsi vocation à « rassembler », comme l’avait fait Chevènement et comme le PS le fait souvent, en annexe de ses programmes. Le républicanisme doit impulser, dynamiser et mobiliser. Pour cela il doit être nettement marqué et connoté idéologiquement. Le rassemblement du plus grand nombre suivra non sur des bases affadies mais à partir et autour d’une mobilisation du cœur de l’opinion de gauche.
Entendons nous donc bien sur le sens que nous donnons à la République. Il s’agit d’abord de la République « maximale »[1], un idéal de régime plus ou moins traduit dans la réalité, défini originellement pendant la Révolution française et au long du 19ème siècle. Le républicanisme se caractérise par la reconnaissance d’une double filiation : filiation philosophique des Lumières et filiation historique, dans la lignée de la Révolution française et du jacobinisme. Etre républicain, c’est alors s’identifier à des valeurs générales de liberté, d’égalité et de fraternité et à des principes (aujourd’hui constitutionnalisés) : la démocratie, l’indivisibilité, la laïcité et le caractère social du régime. Dans ce cadre, la vie politique est fondée sur la citoyenneté, le parlementarisme et l’élaboration de droits universels. Puis la loi traduit la volonté générale et la primauté de l’intérêt général.
Et la droite ne sera jamais à la hauteur de cette définition, authentique et exigeante de la République. Elle n’a toujours intégré les valeurs et les principes de la République, fondamentalement étrangers à ses bases idéologiques, que de façon incomplète, au mieux en les modérant et en les minimisant, au pire en les détournant. Pour la droite le terme « républicain » est une formule vague, jamais bien définie. Il est au mieux (chez De Gaulle notamment) synonyme du service de la nation et de la mission de l’Etat. Il sert plus souvent, à une droite toujours plus libérale, sécuritaire et néoconservatrice - ou en un mot, réactionnaire - de prétexte pour légitimer ses actes, d’autant plus qu’ils trahissent justement l’idéal de la République.
En outre, dans la continuité de la conception « maximale » de la République, être républicain, pour nous, c’est vouloir la République « jusqu’au bout » : la République qui porte à leur terme ses principes fondateurs, issus de la Grande Révolution, jusqu’à la réalisation effective de l’égalité des droits et l’aboutissement de la démocratie laïque. Ce qui passe par la transformation sociale, qui permet à tous de se libérer des contraintes économiques de l’ordre établi capitaliste, pour accéder pleinement à la citoyenneté. C’est-à-dire la poursuite de la République idéale par le Socialisme, au sens général du mot : le dépassement du capitalisme et l’extension du champ de la démocratie du politique à l’économique et au social. Bref la synthèse qui trouve son aboutissement chez Jaurès : le socialisme dans la République, le socialisme par et pour la République.
Nous attendons du ou des candidats de la gauche de gouvernement, d’une part, la référence à des points de doctrine républicaine, explicitement mis en perspective dans l’affichage de vraies réformes transformatrices. D’autre part, nous pensons nécessaire l’imprégnation implicite de tout son discours par les idées des Lumières, de la Révolution française et donc du républicanisme. Dans une période où l’on parle de la fin des grandes idéologies voire de la « fin de l’histoire », nous prétendons que ce sont les idées, les thématiques et le vocabulaire républicains qui mettront puissamment en mouvement la raison et les sentiments politiques des Français. D’autant plus que le ressort de cette mobilisation possède une dimension patriotique tout en l’élevant au niveau de l’universel. En effet l’attachement à la République est constitutif de notre nation. La Révolution française et les conquêtes politiques et sociales républicaines sont identitaires pour la France. Et en même temps, elles sont la contribution majeure de notre peuple au progrès de l’humanité.
C’est finalement de citoyenneté qu’il est question ici. Elle est le moyen et la fin de la démocratie et de la République. Elle est la clé d’une légitimité renforcée pour un gouvernement de transformation sociale. Enfin ce qu’il faut, c’est bien s’adresser à « l’animal politique », pensant et agissant, qui se trouve en chacun de nous. Ce qui va bien au-delà de la communication et du marketing politiques généralisés. Ce qui va bien au-delà du jeu sur les peurs plus ou moins insaisissables, que l’on agite à droite sur la sécurité et l’immigration et à gauche, sur la mondialisation ou l’environnement. Ce qui va aussi au-delà de la prétention, pour l’extrême gauche, à mobiliser par les intérêts de classe, classe que l’on se garde bien de définir. Pour s’adresser à lui de façon juste et efficace, il faut considérer que le citoyen n’est pas un être irrationnel, soumis à ses affects et ses humeurs, ni un être économique mu par le calcul des ses intérêts et par une nature égoïste, ni l’individu fondu dans l’intérêt de classe. Il faut au contraire faire appel à sa conscience de l’intérêt général et à la volonté de participer, en tant qu’être libre et égal aux autres, à la construction de son émancipation et du bien-être commun. C’est cette vision de l’individu-citoyen qui doit aussi caractériser l’appartenance à la gauche, en premier lieu de ceux qui prétendent la représenter.
Nous proposons d’en finir avec l’idée qu’un bon candidat est quelqu’un qui joue sur la sympathie ou la confiance des électeurs. Les électeurs ne choisissent pas une personne qu’ils aiment ou qui leur inspirent un respect évident. Sinon, Lionel Jospin aurait été élu en 2002. Les gens savent reconnaître la grandeur et la valeur d’un personnage politique, dans son rapport avec l’avenir collectif et le projet de société. C’est cela qui provoque une adhésion massive et durable, dans un temps politique long, qui surpasse les événements médiatiques, les stratégies aléatoires de communication et la vie politicienne. Et cette grandeur vient d’abord de la capacité à saisir les occasions historiques, à faire appel à une culture politique et en même temps à l’enrichir et à la transmettre.
Qu’auraient été un Robespierre, un Saint Just, un Bonaparte, un Jaurès, un De Gaulle, un Blum, un Mitterand… sans cela ? Des hommes qui brillent dans leurs milieux, c’est sûr. Des hommes qui exercent des responsabilités importantes, sans doute. Mais il en faut plus pour gagner le soutien franc, incontesté et massif du plus grand nombre et acquérir d’ailleurs une figure mémorielle dans l’histoire. Saint Just et Robespierre, poussés et appuyés par les Sans Culottes, ont mené la Révolution jusqu’à la République. Bonaparte a profité du désarroi politique des Français et de la déliquescence des gouvernements en place pour s’emparer du pouvoir en incarnant la grandeur de la France. Jaurès est l’homme de la construction de l’unité du socialisme, de sa synthèse avec la République, le défenseur des victimes de l’injustice et la voix de la paix. De Gaulle est d’abord l’homme du 18 juin et du sursaut patriotique, puis de la stabilité de l’Etat et de l’indépendance nationale. Même à des degrés moindres de grandeur, Blum est avant tout l’homme qui a servi loyalement les intérêts et la dignité de la classe ouvrière, pendant le Front populaire. Mitterrand est celui qui a compris, en oeuvrant pour le programme commun, l’attente d’unité et de changement radical au sein du peuple de gauche.
Si l’on part de ces exemples sûrs (que l’on aime ou que l’on déteste leur action), l’image, la confiance et l’affectif apparaissent seulement comme des accompagnateurs et des effets, qui entretiennent la mobilisation et l’adhésion. Mais ils n’en sont pas les leviers, car au-delà, il y a l’adéquation avec les enjeux collectifs de l’histoire et l’intelligence politique qui consiste à les saisir et ensuite seulement à se mettre en scène. Si aujourd’hui la communication, un supposé charisme naturel, la sympathie et l’image peuvent apparaître comme des armes politiques essentielles, c’est seulement parce qu’aucune perspective programmatique et aucune personnalité ayant les dimensions nécessaires ne se dégagent.
A ce propos, citons Saint Just, qui écrit dans ses Fragments sur les institutions républicaines (écrits entre 1792 et 1794) : « Malheur à ceux qui vivent dans un temps où l’on persuade par la finesse de l’esprit, et où l’homme ingénu au milieu des factions est trouvé criminel, parce qu’il ne peut comprendre le crime ! Alors toute délibération cesse, parce que, dans son résultat, on ne trouve plus, et celui qui avait raison, et celui qui était dans l’erreur ; mais celui qui était le plus insolent et celui qui était le plus timide. Toute délibération cessant sur l’intérêt public, les volontés sont substituées au droit : voilà la tyrannie. » [2] Quand rien de grand ne sort du lot, c’est-à-dire rien qui n’incarne le bien commun, rien qui ne fasse écho à la volonté générale et à la fois l’éclaire, tout se vaut à peu près aux yeux des gens. Ou en fait, rien ne vaut vraiment quelque chose. L’opinion n’a plus de constance, ni d’investissement ou d’engagement net. La politique devient un jeu hasardeux où la seule stratégie reste la mise en place d’une image qui ne repose que sur elle-même et où le premier recours est le marketing politique.
Mais il ne faut pas s’en lamenter. Cela donne une chance à saisir pour un candidat et un programme de gauche. C’est la chance de remettre de la grandeur sur la scène publique, à partir des principes et des acquis de la République. Car ils sont bafoués constamment par une droite qui substitue « l’égalité des chances » à l’égalité des droits, qui détruit la protection sociale et les garanties du bien-être commun, qui construit la décentralisation contre l’indivisibilité du territoire, qui sacrifie les droits et les libertés au nom de la lutte contre l’insécurité et l’immigration, qui fait la loi contre la majorité du peuple. C’est la chance de faire écho à une majorité des Français, qui rejette systématiquement les mesures libérales du gouvernement et qui réclame un retour et un approfondissement de la démocratie, politique et sociale. Nos concitoyens n’ont cessé ces dernières années de démontrer leur intelligence politique en comprenant et en désavouant le projet de société de la droite et du néolibéralisme. Y compris les plus jeunes, qui l’ont prouvé lors des mobilisations records contre le CPE (contrat première embauche). Avant déjà, en 2003, les enseignants et la masse des salariés avaient exprimé, dans des manifestations monstres, leur refus du recul social en matière de retraites. Puis le 29 mai 2005, tous nos concitoyens se sont engagés dans le débat, pourtant des plus complexes, sur le TCE (traité constitutionnel européen), qui a été rejeté, d’abord au nom de la démocratie et de l’antilibéralisme.
La gauche gouvernementale et le PS en premier lieu ont le devoir de conquérir et de satisfaire cette majorité, qui s’exprime d’abord dans la rue. Sa campagne ne la touchera ni à l’affectif, ni à la communication, ni grâce à la bonne mine de l’un ou de l’une. Car la volonté générale s’est exprimée par des revendications claires et par l’attente de choix de société nets. Une chance historique s’ouvre à la gauche, si elle pense la citoyenneté de façon républicaine et si elle veut asseoir sa légitimité sur une base sociale large et solide. Il faut qu’elle soit une gauche de combat, solidement appuyée sur des références et des ambitions républicaines et démocratiques et une gauche d’alternative, fidèle aux motivations politiques et sociales qui ont mobilisé la majorité. Encore faudra-t-il avoir des candidats, aux élections présidentielles puis législatives, qui veuillent s’appuyer sur ces motivations, les maintenir en haleine et s’en faire l’écho.
[1] Selon l’expression de l’historien Maurice Agulhon.
[2] Saint Just, L’esprit de la révolution. Suivi de Fragments sur les institutions républicaines, Paris, Editions 10/18, 2003, p 147-148 (ouvrage comportant en outre une introduction de Michelle Vovelle). On peut aussi se référer à Saint Just, Œuvres complètes, Paris, Editions Ivrea, 2003.