Allongement du nombre d’années de travail, diminution des pensions et privatisation de la protection sociale, apparaissent comme les 3 axes des réformes des systèmes de retraites, en France, et ailleurs. Ces réformes constituent des réponses, libérales ou néolibérales sans doute, à un défi démographique (celui de l’allongement de la durée de la vie et du vieillissement de la population) et à donc à un problème de financement.
La donnée démographique est objective. Quelle que soit l’incertitude de son évolution, elle s’impose à tous. Il en va de même pour la hausse du coût du système des retraites et de la sécurité sociale en général, qui est inéluctable, si l’on reste sur une prise en charge socialisée des retraites et des dépenses de santé et sur la recherche du bien être pour tous.
Le problème du financement n’est pas directement lié à cette donnée objective là, contrairement à ce que veulent faire croire les promoteurs des réformes en cours. Sa résolution dépend de choix politiques, de ce que nous voulons faire de notre Etat Providence et de la constitution des bases sociales pouvant soutenir un Etat Providence fort et donc coûteux.
Les retraites ou la question de la solidarité des intérêts de classe entre générations ? Si l’on part d’un point de vue de gauche, écartant la privatisation et le recul social (travailler plus longtemps et gagner moins) et visant à accroître les recettes pour le financement de la protection sociale, la question du partage et de la redistribution des richesses revient au cœur du débat. Cette question, classique et identifiante pour la gauche, ne se suffit pas à elle-même, pour faire face à une situation qui a un double aspect : la dégradation voulue du système des retraites par répartition, mais aussi le risque qu’une grande part des salariés, notamment les plus jeunes, s’en détournent alors et fassent ce que beaucoup attendent d’eux, c’est-à-dire se tourner vers des solutions privées et/ou familiales, non plus sociales. Entendons par là, non seulement le risque d’un renversement « matériel » (la souscription à des fonds de pension par exemple) mais aussi celui, plus grave, d’un renversement d’opinion, quasi idéologique : l’approbation en soi de la capitalisation et des solutions privées aux dépens des solutions collectives. Il faut partager, mais aussi savoir comment l’on partage, dans quel cadre institutionnel, avec quels outils fiscaux. Cela n’est pas fondamentalement un débat technique. Ses implications ne sont pas éloignées des citoyens. Il concerne d’une part, les relations entre générations à l’intérieur des classes sociales et donc la cohésion de ces classes, d’autre part, ce que l’on attend de l’Etat et de l’organisation de la protection sociale.
A ce propos, rien ne serait plus dommageable qu’une scission entre classes moyennes et classes populaires (ouvriers et employés) et/ou entre jeunes et vieux, au sein de ces classes.
Il est indéniable que le partage des revenus bénéficie globalement moins aux jeunes qu’aux vieux, pour dire les choses de façon un peu simple, du fait des problèmes d’accès aux « bons » emplois (stables et biens rémunérés) ou au logement touchant les jeunes, mais aussi du fait du système de retraites dont les générations actives héritent, plus ou moins « réformé » maintenant.
Il ne s’agit pas ici de souscrire à l’idée que les intérêts et les conflits de classe puissent être supplantés par des intérêts et des conflits de générations. Les tranches d’âge sont aussi traversées par les différences de classes. Un jeune pauvre ressemble infiniment plus à un vieux pauvre qu’à un jeune riche. Nous ne prétendrons donc pas ici que des groupes sociaux fondés sur l’âge puissent avoir une homogénéité et une conscience de soi, à la différence des groupes fondés sur une appartenance de classe, c’est-à-dire fondés d’abord sur la distribution du revenu et sur les ressources économiques et de pouvoir.
Mais au sein d’une même classe, ou disons à un niveau comparable dans la hiérarchie sociale, jeunes et vieux diffèrent. Et cela est problématique, justement pour l’identification commune des intérêts de classes, donc pour l’adhésion et la mobilisation d’une majorité en faveur d’un Etat Providence fort, protégeant solidement et structurant l’activité économique et l’emploi, dépassant les aléas du marché et s’imposant aux solutions dites « individualisées » - les retraites à la carte par exemple, faisant écho au thème du salaire au mérite ou du « travailler plus pour gagner plus ».
Des besoins des plus vieux à ceux des plus jeunes, du différé au présent : les deux bouts à tenir pour une vision de gauche de l’Etat Providence
Les générations actuellement inactives ont profité du plein-emploi et d’emplois plus stables, d’un meilleur accès au logement et de surcroît, d’un système de retraite favorable (âge départ précoce, niveau de pension relativement haut).
L’écart, au sein des couches différentes du salariat, entre les jeunes et les vieux se creusera d’autant plus que les réformes régressives sur les retraites s’appliqueront pour les générations actuellement en pleine activité, et que le système de protection sociale ne répondra pas aux risques que rencontrent ces générations : chômage et précarité, instabilité de l’emploi, dus certes à des politiques libérales mais aussi à des difficultés d’adaptation aux mutations du système technique et à la troisième révolution industrielle.
On pourrait dire qu’il ne tient qu’à une politique de gauche de rétablir un régime de retraite favorable pour tous. Ce n’est pas ici que nous dirons le contraire.
Mais cela est-il suffisant pour éviter que se creuse l’écart entre jeunes et vieux que nous évoquions, pour que les jeunes n’aient pas l’impression de payer pour les vieux et ne tournent petit à petit le dos à la socialisation des protections ? Un Etat Providence moderne doit convaincre des bienfaits de la solidarité non seulement pour plus tard mais aussi pour tout de suite.
On pourrait aussi dire qu’il ne tient toujours qu’à une politique de gauche de développer d’autres formes de protections. Mais l’adaptation de l’Etat providence à une donnée nouvelle, considérable, c’est-à-dire la conjonction entre le vieillissement et les problèmes d’emploi, ne se fera pas d’un coup de baguette de magique. Elle met en jeu le système de retraites mais aussi de santé, puisque dans ce domaine, l’essentiel du coût provient des plus âgés.
Une telle adaptation, si l’on refuse la baisse des prestations et des remboursements et/ou la privatisation, nécessitera une vraie politique, directe, de création d’emplois et des efforts de financement considérables. Cela ne pourra se faire sans une adhésion majoritaire du salariat, reposant sur les classes populaires et l’essentiel des classes moyennes.
Quel financement acceptable par la majorité ? Les limites des cotisations, les bienfaits de l’impôt direct et progressif ?
Sur ce point et parmi les pistes à explorer pour la gauche, celle de la fiscalité semble constituer un élément incontournable.
Les (éventuels) lecteurs de ce petit texte auront compris qu’il s’agit bien ici de relever le caractère problématique des cotisations. Certes elles reposent à la fois sur les salariés et les entreprises, sur le travail et le capital, et c’est une grande vertu. Certes, les baisses de cotisations doivent cesser : elles semblent constituer l’alpha et l’oméga des politiques économiques orthodoxes, sensées stimuler l’investissement et la création d’emplois, avec les résultats que l’on connaît.
Mais, en gros, à niveau social comparable, les jeunes cotisent pour un système de protection, permettant aux générations qui ont connu des perspectives d’emploi meilleures que les leurs, de profiter encore du « bon » système de retraites, sans que ce système ne leur garantisse les mêmes futurs avantages en terme de retraite, ni ne réponde à leurs besoins présents.
En simplifiant encore beaucoup, les jeunes salariés cotisent beaucoup pour payer un système de retraites, mais aussi de santé, qui pour le moment, ne leur sera pas assuré dans les mêmes termes, et peu pour un système de sécurité sociale professionnelle, dont ils ont besoin maintenant.
Certes tout le monde sera vieux plus tard et chacun est sensé bénéficier plus tard, en différé, des retraites et des soins, financés par le travail des plus jeunes.
Sauf que, dans le cas particulier des retraites, avec le financement par les cotisations, une redistribution à l’envers s’opère. Les cotisations et donc les retraites sont proportionnelles aux salaires, alors que les salariés ayant les métiers les plus pénibles et les moins rémunérés en général, meurent plus tôt. Leurs cotisations auront donc servi plus à d’autres, déjà plus favorisés dans leur vie active, qu’à eux. On pourrait faire une constatation analogue, quoique moins directe, dans le cas de la santé, les salariés des classes populaires étant moins consommateurs de soins que les autres.
Surtout, si la majorité de salariés se sentent peu protégés pour les risques du moment, et se mettent à faire peu confiance, pour leurs vieux jours, à la sécurité sociale, les avantages différés de ce système n’apparaîtront que plus lointains et peu utiles. Et beaucoup de mal ayant été fait, il semble difficile de croire que même le gouvernement de gauche le plus volontaire pourrait simplement « remettre les compteurs à zéro », effacer les mauvaises mesures et repartir de la sécurité sociale telle qu’elle était. Pourtant si l’on veut le progrès, si l’on veut une gauche convaincante, il faudra qu’elle devienne encore meilleure qu’elle ne l’était.
Ne faut-il donc pas envisager une autre source de financement, non pas proportionnelle mais progressive, qui repose sur tous les citoyens, non en fonction de leur situation, d’activité ou d’inactivité, mais de leurs revenus et de leurs moyens ?
On aura reconnu là notre impôt sur les revenus, direct et progressif, ce « bon vieil » impôt qui a permis de stabiliser sur le long terme, au long du 20ème siècle, les écarts de revenus, sur lequel se sont financés les Etats Providence les plus redistributeurs de l’Europe du Nord. Le fait que la droite (avec le système des plafonds et le « paquet » fiscal) tente de liquider le principe de cet impôt n’est pas un hasard. Il faudrait sans doute le faire reposer davantage sur les revenus des patrimoines, qui sont au cœur de l’accroissement des inégalités, entre les plus riches et les autres, mais aussi au sein des classes moyennes, à salaires équivalents, en fonction des héritages transmis.
Cela impliquerait un système de protection sociale moins fondé sur la gestion paritaire du fruit des cotisations, que sur la redistribution par l’Etat. Mais le paritarisme a-t-il fait de telles preuves de son fonctionnement démocratique et de sas avantages qu’il faille le défendre avant tout et pour toujours ?
L’ensemble des classes moyennes serait sans doute mis davantage à contribution. Mais n’a-t-elle pas montré dans l’histoire sa capacité à l’accepter ? La condition serait que l’effort qu’elle fasse lui bénéficie également et pas seulement à une partie de la société, les classes populaires à côté d’elle, ou les plus vieux en son sein. Il est normal que les classes moyennes payent pour les classes populaires, sans doute encore davantage et surtout dans le cas de ses franges supérieures, comprenant des chefs d’entreprises et des indépendants, mais aussi une sorte de « sur-salariat », comptant parmi les gagnants de la globalisation. Mais ne faudrait-il pas, pour que la masse des contributeurs des classes moyennes, actives, approuve une telle direction, qu’elle y voit des garanties de bien-être nouvelles pour elles aussi ?
Cela reviendrait finalement à viser moins directement le capital que les revenus, ce qui ne revient pas exactement au même. Si cela contribue à renforcer et à renouveler l’Etat Providence et à maintenir la cohésion des jeunes et des vieux, des classes populaires et de la majorité des classes moyennes, n’est-ce pas cela l’essentiel, pour aujourd’hui et pour demain ? Certaines recettes n’ont-elles pas faits leurs preuves ?
SB
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