Les termes extrêmes du débat sur l’avenir de la gauche semblent se poser ainsi : à un bout le projet d’une alliance de toutes les gauches avec le(s) centre(s), de l’extrême gauche jusqu’au Modem, centre droit de fait ; à l’autre bout, celui d’une union de « radicaux » séparés des modérés. Royal ou Besancenot, Dray ou Krivine ? L’évocation de ceux qui représentent les deux options suffirait presque à démontrer leurs impasses.
L’une porte en elle le risque de la disparition du socialisme et du républicanisme, au sens maximal, noyés dans la démocratie chrétienne et la « troisième voie » venue de Clinton et Blair. L’autre signifierait en l’état l’enfermement dans un rassemblement héritier du marxisme-léninisme pour l’essentiel, du gauchisme secondairement, refusant de faire leurs bilans historiques, de les assumer collectivement et officiellement. Centrisme paré des vertus de l’union, ou extrême gauche néocommuniste et gauchiste, armée d’une bonne conscience à toute épreuve, voilà, en simplifiant à peine, les deux pôles entre lesquels il faudrait choisir, autour desquels il s’agirait de s’agréger.
Il n’est pas question ici de trouver, entre les deux, une troisième voie, notion adaptable à l’infini et sans contenu. Dans le cadre de recompositions politiques larvées, il est « simplement » question de savoir comment identifier une gauche toujours opposable à une droite, y compris à son prétendu « centre ». Quant au « marais » que certains imaginent se reconstituer entre les deux, l’histoire a souvent été dure avec lui et elle a bien fait.
Il serait long d’en (re)proposer une démonstration mais comme beaucoup, nous affirmons que, quelles que soient les crises d’identité et les recompositions politiques en cours, la distinction nette d’une gauche et d’une droite est une nécessité historique. La volonté constante d’approfondissement de la démocratie, la proposition d’une conception extensive de l’égalité, des droits et de la justice, la recherche de la libération et de l’émancipation humaine, tout cela ne pourrait être garanti sans l’existence d’une gauche. L’évolution des contenus doctrinaux, des formes partisanes, de l’opinion et des cultures politiques de la gauche est inévitable. Une accélération est certes attendue : l’effondrement du communisme, la crise du marxisme, la dilution de la social-démocratie ou du socialisme démocratique (selon les termes que l’on préfère), l’absence de projet novateur pour la démocratie et la République, le triomphe du néolibéralisme et du néoconservatisme, etc. l’imposent.
Et l’on aurait d’abord besoin de clarification et d’« officialisation ». Entre les deux termes que nous évoquons, que serait la « radicalité » des uns, le « réformisme » des autres, quels paysages politiques dessinerait-on en rouge ou aux couleurs de l’arc-en-ciel ? Que la gauche ne soit plus qu’un élément, même moteur, d’un ensemble étendu à une partie de la droite, ou que son centre de gravité bascule vers ses extrêmes, que la gauche ne soit qu’un groupe de couleurs parmi celles d’un arc-en-ciel ou qu’elle rougisse comme jamais, cela est-il utile à une identification pertinente ? Et sans identité propre, peut-il y avoir une reconnaissance durable, d’abord électorale, du corps civique ? Ne votons-nous pas au moins autant pour des projets ou des programmes plus ou moins datés et ponctuels, que pour des partis et des personnalités que nos esprits rattachent à des convictions et à certains critères d’identification ? Encore faut-il que ces critères soient clairement établis et possèdent un minimum de permanence. Une identité est aussi un repère qui dépasse les contextes propres à chaque scrutin et les aléas de l’actualité. Il faut se contenter sinon d’une adaptation superficielle du discours et des propositions, sur les sables mouvants de la démocratie d’opinion et s’en remettre aux aller-retour du balancier de l’alternance.
La voie centriste, celle de l’arc-en-ciel donc, est à la mode. Admettons même qu’elle s’inscrive dans une forme de modernité. Mais elle irait dans le sens d’une crise d’identité, crise à la fois de confusion et d’existence, dont la résolution ne pourrait être que la disparition de la gauche, non comme appellation ou comme façade partisane, mais comme courant d’idées et forme d’action politique particulières.
La voie « radicale », celle de la constitution d’un parti de la gauche du PS, donnerait quelque chose d’aisément identifiable. Mais elle est bien mal engagée, tant la profusion des groupuscules – PCF, LCR, collectifs antilibéraux, LO… – paraît s’installer. Même réussie, une telle unification semblerait surtout anachronique. Ses tenants en sont d’ailleurs souvent réduits à un positionnement qui ne les inscrit décidément pas dans la modernité : d’une part, la « résistance », fondée sur la défense d’acquis, du CNR et de l’Etat Providence, qui ne leur doivent, sauf dans le cas du PCF, pas grand-chose ; d’autre part, en guise d’horizon, le collectivisme et l’anticapitalisme du 19ème siècle, marxiste et/ou libertaire, rebaptisé souvent et dans la confusion, antilibéralisme.
On explique souvent qu’avec l’une, l’alternative n’existe plus et que l’autre débouche sur l’impuissance politique. Insistons ici sur deux autres aspects, qui ne relèvent pas tant des conséquences politiques de ces options, que du rapport au politique et à l’Etat qu’elles impliquent et qui est à leur origine.
La démarche centriste postule que la gauche ne serait plus capable de conquérir une majorité, car les critères l’ayant défini et identifié ne seraient plus suffisants. Il n’y a pas si longtemps, un candidat du PS disait par exemple que son programme n’était pas socialiste. Le renouvellement se ferait par la collecte d’éléments épars, au sein des différentes gauches et d’une partie de la droite. Selon la formule de Ségolène Royal (sur France 2, le 6 décembre, dans A vous de juger) « il faut prendre dans chaque courant de pensée ce qu’il y a de meilleur : la radicalité, l’altermondialisme, le centre ». La formule est au niveau de la politique du comptoir de bistrot. Et elle peut bien faire l’affaire, à partir du moment où la cohérence et la capacité d’éclairer le débat politique n’importent plus. L’objectif, c’est l’addition, que l’on peut toujours changer, de choses qui plairaient aux individus consommateurs : un peu de dénonciation des inégalités en France et dans le monde, voilà pour l’émotion, des projets économiques peu distincts de l’orthodoxie portée par la droite, voilà pour la raison, des accents moralisateurs et l’incantation à la démocratie participative, pour se donner une âme consensuelle. De la tambouille. Pas de synthèse, pas de conception systémique de la société et de son devenir, pas de volonté générale. Et au final, sur l’essentiel, le renouvellement serait un glissement vers la droite.
Pour suivre cette voie, il faut souscrire à l’idée que la politique ne serait qu’une extension et une gestion de la société civile. Le politique, non seulement comme conquête et contrôle du pouvoir, mais comme espace de confrontation, d’expression et de choix entre des partis et des organisations distinctes, comme moyen de structurer la société par les institutions et l’Etat, n’existerait plus. L’expertise gestionnaire se substitue à la volonté. Le gouvernement laisse la place à la gouvernance, au sein des territoires locaux et de l’Europe. L’Etat Providence n’est plus qu’un résidu de l’histoire.
La démarche radicale, pour ne pas dire révolutionnaire, implique quant à elle de réduire la politique à la traduction de luttes sociales, de faire de la démocratie une incantation sans interrogation sur ses formes, une expression directe du peuple « dans la rue », sans souci de réunir la majorité. Rôle d’une avant-garde, histoire menée par la lutte des classes, méfiance à l’égard de la démocratie représentative, Etat réduit à une superstructure résultante des rapports sociaux, difficulté à penser des alliances de classe sources de compromis, critique du capitalisme et du marché palliant le refus ou l’impossibilité de concevoir un autre modèle économique, tout cela se retrouve encore dans les attitudes et les engagements à la gauche du PS.
Il n’en ressort aucune vraie perspective institutionnelle, y compris aux niveaux européen et mondial, les premiers pourtant dénoncés comme facteurs de libéralisation, ni aucune vision sérieuse du rôle de la France à ces niveaux. A quoi bon s’en préoccuper si tout n’est qu’une question de luttes et si les institutions sont secondaires ?
L’Etat n’est pas rejeté dans ce cas. Mais il ne devient que l’outil de la destruction maximale du capitalisme et à défaut le moyen le plus grand de la redistribution, l’Etat providence apparaissant au mieux comme superstructure redistributrice et non une entité capable d’influencer la nature même de l’activité économique et de produire des droits universels.
A la limite, l’Etat providence n’est vu que comme un épisode historique, dépassé, de compromis entre le capital et le travail. Au nom de l’anticapitalisme, il serait presque rejeté, avec la social-démocratie et le keynésianisme, comme un cadre ayant atteint ses limites historiques, puisqu’il n’a pas permis de détruire le capitalisme. Décidément la recherche de l’abolition du capital et du marché, serait la seule voie, dont l’actualité serait la même qu’avant, de la « vraie » gauche.
Pourtant l’Etat Providence représente beaucoup plus que cela. Il a transformé la nature même de nos régimes démocratiques. Il a changé profondément le cours du capitalisme et cela reste acquis. Le retour au 19ème siècle souvent évoqué à l’ère du néolibéralisme triomphant, n’est qu’un slogan facile et une image trompeuse.
On pourrait dire qu’il n’a fait « que » civiliser le capitalisme. Mais il n’appartient qu’à la gauche d’aller plus loin. L’Etat Providence est le régime qui demeure le cadre le plus élevé du progrès social et institutionnel, à partir du capitalisme et sans avoir besoin de postuler sa destruction préalable, quitte ensuite à imaginer son dépassement. Tant pis si cette idée ne plaît guère à nos radicaux.
C’est à la fois un héritage mobilisateur et un ensemble d’outils désormais opérationnels. Il est donc doublement inscrit dans la réalité et dans l’action politique pratique, à condition d’en proposer une vision dynamique.
S’agissant donc de l’Etat, dont chacun prône peu ou prou la réforme, la gauche doit traiter de son mode d’organisation et de financement, de l’orientation de l’activité, de la formation et de l’emploi qu’il induit, des solidarités entre classes populaires et moyennes et entre générations sur lesquelles il doit s’appuyer, de son imbrication dans la construction européenne et dans les rapports internationaux.
Il faut pour cela penser que le politique et l’Etat ont une capacité d’action autonome, propre, que l’Etat Providence est plus qu’un legs du passé, que le politique vise à conduire cette forme d’Etat, non pour redistribuer un peu et pour prendre place dans la gouvernance, ni pour être réduit à un gouvernement qui serait le débouché des luttes sociales, pour nationaliser et redistribuer le plus possible.
Conduire l’Etat Providence, c’est agir sur les formes démocratiques, sur la stratification de la société et sur l’orientation de l’activité économique, de la fiscalité, de l’emploi. L’enjeu prioritaire est bien la nature et l’évolution de nos régimes démocratiques d’Etat Providence. C’est à partir de cela que doit se définir d’abord la gauche, avant même de savoir si elle accepte ou non le capitalisme, le marché, etc. si elle accompagne, s’adapte ou transforme, mots qui n’ont guère de sens, déconnectés des institutions concrètes qui régissent nos démocraties.
Savoir si en fonction de cela, peuvent se définir une ou deux gauches – ce qui est d’autant plus vain qu’il y en a sans doute encore plus – et les fréquentations qui vont avec, n’a en l’état aucun intérêt. Par contre, il faut savoir ce qu’une France de gauche porterait comme message dans l’UE, message de nature fondamentalement institutionnel, dans un espace qui n’est toujours pas « gouverné ».
SB
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