L'article ci-dessous fut écrit pendant la campagne des "primaires" internes de 2006. Il nous semble, hélas, que la pensée collective n'a pas beaucoup progressé dans le domaine évoqué..Le titre était: Qui veut tuer le modèle social français ?
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La crise des banlieues à l’automne 2005 avait d’une part ravivé un discours de destruction sans nuance du modèle social français, mais elle avait d’autre part laissé croire un instant, que la nature et la gravité des problèmes que révélait cette crise, susciteraient une réflexion salutaire sur l’assimilation de populations nées en France, et pour une bonne part de parents français, en termes d’accès à la formation et à l’emploi. On a « découvert » à cette occasion que des « bac + 5 » qualifiés pour des métiers où l’offre d’emploi existe, devaient soit s’expatrier, soit accepter une activité qui ne reconnaissait pas le caractère qualifiant de leur diplôme. On avoua aussi que la discrimination à l’embauche sur des critères ethno-culturels était quasi la norme.
Dès le début 2006 avec la loi Borloo dont un article fut le CPE, puis avec la situation faite aux travailleurs étrangers dans la énième loi sécuritaire Sarkozy (la 72ème en soixante ans sur l’accueil des étrangers en France ?) , à propos de laquelle on a osé utiliser le mot d’immigration choisie (bel exemple de réification des personnes), la majorité parlementaire et le gouvernement ont montré que le questionnement avancé quelques semaines auparavant, pour comprendre la raison de la montée en violence de jeunes français, avait fait long feu.
Du remodelage…
Il semble que depuis les déclarations provocatrices du ministre de l’intérieur ou du président de l’UMP sur les ratés du modèle social français, qu’il s’est jusque là, d’ailleurs, bien gardé de définir avec précision, la mode a été effectivement de tirer à vue sur les fondements de la paix et de la justice sociales, c’est-à-dire en fait sur les principes de redistribution solidaire des richesses réelles créées par le travail, la recherche et l’innovation ; chaque imprécateur s’abstenant d’évoquer les richesses virtuelles fort mal partagées de la spéculation financière permanente ou de la corruption.
Trouver dans le même wagon que le plus agité de nos politiciens, pourtant dépourvu de projet digne de notre histoire, quelques personnalités réputées de gauche (de Rocard à Kouchner en passant par Chérèque), signifie qu’il serait temps de redéfinir des critères d’analyse ou de choix pertinents pour situer les idées et leurs porte-parole. Pour parler au nom de la France, pour avoir un projet pour la France - et dans les deux cas il faut s’interroger sur la légitimité d’une telle posture (quel individu et au nom de quoi en effet, dans une République, peut dire sans être ridicule ou insupportable qu’il « veut » quoi que se soit pour la France ?) - il faut d’abord assumer son histoire, intégralement, sans la trahir. S’il n’est peut-être pas nécessaire de dire, comme l’avait fait Bonaparte qu’on prend tout, de Clovis à Robespierre, il faut, à tout le moins ne pas tricher avec la vérité, ne pas trop vouloir lui tordre le cou et accepter les filiations dans lesquelles on s’inscrit : les laudateurs de réformes liquidatrices sont aujourd’hui bien plus dans la lignée du M. Thiers du traité De la Propriété (1848) que les successeurs des porteurs d’espérances de 1945, du programme du Conseil National de la Résistance et des grandes ordonnances signées Charles De Gaulle cette année-là.
Qu’écrivait donc en toute bonne conscience le futur liquidateur de la Commune ? « De l’inégalité des facultés de l’homme, naît forcément l’inégalité des biens » ou bien « En instituant la propriété personnelle la société avait donné à l’homme le seul stimulant qui pût l’exciter à travailler. Il lui restait une chose à faire, c’était de rendre ce stimulant infini. C’est ce qu’elle a voulu faire en instituant la propriété héréditaire. » Et encore « si on se rappelle que la propriété est le fruit accumulé du travail […] la proportionnalité (de l’impôt) est un principe, mais la progression n’est qu’un odieux arbitraire. » Et voilà comment on efface les conditions concrètes de constitution des sociétés civiles et le principe des solidarités redistributives, mais enfin M.Thiers, s’il est beaucoup plus jeune que Rousseau et le grand aîné de Marx, n’est pas le contemporain de MM. Balladur ou Fillon, immortels auteurs de lois sur les retraites qui précisément n’ont pas voulu toucher à la Propriété!
Depuis 2002 en effet la politique conduite avec la caution ou sous l’impulsion du plus mal élu, on ne le répétera jamais assez, des présidents (paradoxe des 82%), ne vise à rien d’autre qu’à liquider un héritage. L’héritage, si l’on veut, de l’Etat-providence inscrit dans une histoire, pas seulement française d’ailleurs, dans une continuité de luttes sociales et politiques, avec la participation effective du peuple, acteur social et pas seulement électeur passif. Qui écoute le peuple aujourd’hui, alors qu’à chaque revers électoral, et le référendum sur le TCE en a fourni un exemple renouvelé, la tentation est grande et parfois explicite pour la « classe » dirigeante, de l’accuser de n’avoir décidément pas compris ? Comme si la pédagogie pouvait tenir lieu de justification efficace de choix politiques, indépendamment de leurs contenus.
Or chacun peut savoir que la part de richesse nationale attribuée au capital dans les vingt dernières années a augmenté alors que celle attribuée au travail a diminué : chômage, blocage salarial, précarité, exonérations fiscales en faveur des entreprises, réforme des retraites, tout y concourt. Cela n’empêche ni les discours sur la nécessaire revalorisation du travail, mais il faut alors entendre l’abolition des limitations à la durée du travail, ni les ahurissantes propositions sur l’allègement (pour ne pas dire la liquidation) de l’ISF. Danton rappelait qu’on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers ; il faut en conclure une seule chose, c’est que les expatriés fiscaux ne sont pas patriotes et il n’y a pas de quoi s’en vanter ; après tout, être Français a un coût et nul n’est obligé de l’être ; apparemment il n’est pas politiquement correct de faire ce rappel.
Il n’est donc pas honnête de remettre en cause le modèle social français sans reconnaître que la droite au pouvoir, à chacun de ses passages, mais de manière extrêmement virulente depuis 2002, s’est donnée pour tâche de l’affaiblir, avant même les théorisations du Medef sur la refondation sociale. Le droit et l’inspection du travail n’ont rien gagné au passage de M. Séguin aux Affaires sociales voici deux décennies, M. Chirac étant alors Premier Ministre. M. Balladur a fait des retraites du privé en 1993 un pain des pauvres : sait-on assez en France que le plafond de la retraite de base du régime général est de 1200 euros par mois pour 40 annuités ? Que le mode de calcul de ces annuités ne prend pas en compte les mois de l’année au cours de laquelle sera liquidée la pension ? La réforme de 2003 du Code des pensions des fonctionnaires a porté un coup décisif aux engagements de l’Etat envers ses personnels par ses effets rétroactifs, la rupture du lien entre actifs et retraités, la diminution massive des pensions à venir et une dégradation lourde des droits des personnels féminins.
Il n’y a aucune raison pour que la dégradation des conditions de carrière du plus grand nombre des fonctionnaires ne se traduise pas par une moindre qualité du recrutement en termes de qualification et d’engagement et par une moindre qualité des services rendus : qui ne voit, par exemple, que pour un secteur clef pour l’avenir, l’Education nationale, une telle hypothèse devrait à tout le moins interroger sur la pertinence des réformes en cours de la gestion des personnels ? Tout travail mérite salaire ; on ne voit pas que la privatisation de missions se soit systématiquement avérée bénéfique en termes de performances pour le grand public et les usagers, et plus d’un fait est contre.
Si l’on distingue fonctions publiques et services publics le raisonnement n’en sera pas contredit pour autant : les bureaux de poste, les hôpitaux et les chemins de fer sont là pour en témoigner. La Francedes années 1930 était infiniment moins riche que celle de 2005 : la fermeture systématique d’emplois dans les services publics n’était pas pour autant le passe-temps favori des gouvernements d’alors… quels que soient les progrès technologiques intervenus depuis et qui en l’occurrence servent de justification facile quand on n’y regarde pas à deux fois.
Ce qui est en train d’être détruit c’est un pacte social qui résulte de luttes et de négociations entre toutes les forces vives de la nation ; ce qui se met insidieusement ou brutalement en place, c’est un modèle social importé, octroyé, imposé, un vrai déni de l’histoire sociale du pays. Modèle social importé, disons-nous ? Oui, car c’est bien pour répondre aux pressions d’une économie mondialisée qu’ont été introduites des réformes dont l’objectif n’était pas de répondre mieux aux besoins sociaux de la population mais de satisfaire aux prescriptions internationales de l’OCDE ou de l’OMC, dans une perspective de marchandisation générale des rapports humains qui impose un rétrécissement des périmètres d’intervention des Etats.
Il n’est pas exact de dire que le pacte social « à réformer » était conçu pour une économie de plein emploi et pour une société jeune : c’est croire qu’aucun rapport de force n’a contribué à l’établir et qu’il a été mis en place en synchronie avec ces phénomènes aux évolutions complexes et de fait, imprévisibles à moyen terme, que sont la démographie et l’activité économique. Que l’on pense aux grands cadres sociaux mis en place à la Libération ou à l’évolution qu’ils ont connue en particulier sous la Ve République, avec la construction européenne, les suites de 1968 ou la croissance de l’immigration, tout a bougé constamment. Ce qui pose problème ce ne sont ni les trente glorieuses, ni les chocs pétroliers, ni les transformations du capitalisme, ni la mondialisation, ni la prétendue incapacité du modèle social français à empêcher le développement du chômage et de la pauvreté, quand on ne l’accuse pas carrément de les produire, ce sont les choix politiques qui ont accompagné cette histoire.
S’il n’y a pas vraiment de « modèle social français » bien défini, il reste tout de même une expression utilisée pour critiquer ou mettre en débat des droits sociaux et des systèmes de protection sociale auxquels les citoyens demeurent fortement attachés. Les apprentis-sorciers à l’œuvre dans cette entreprise d’aggiornamento négatif, se vantent d’être des « modernes », comme si la modernité ne pouvait être en même temps conservatrice ou réactionnaire ; « adapter » ou « réformer » un modèle social, n’implique pas la notion de progrès pour tous. Le sens de l’adaptation est bien une question politique et une réforme peut aller dans un mauvais sens.
Car, et là est l’imposture, ceux qui sont prêts à jeter un modèle social français, à vrai dire introuvable, ce sont ceux qui considèrent qu’il est inévitable que les entreprises compriment leurs coûts au maximum et prennent des décisions contre l’intérêt des salariés et en faveur des actionnaires. Est-ce bien tout à fait l’objet social d’une entreprise ? Quelle est la réalité sociologique de l’actionnariat ? La diffusion d’actions dans le grand public n’a pas pour conséquence de faire des actionnaires individuels les maîtres du jeu. Comment éviter également de s’interroger sur le rôle et les prérogatives d’un management aux pouvoirs exorbitants, quant aux conséquences sociales de ses choix privés ? Nous vivons dans une démocratie représentative dont les principes s’arrêtent aux portes des entreprises. Un choix de classe : un seul droit réel, le droit de propriété et encore, pas pour tous ! M. Thiers donc. Nul n’ignore que la propriété, c’est du pouvoir.
…des droits fondamentaux ?
La question des étrangers et travailleurs jetables, image forte mais qui montre bien la nature de la démarche gouvernementale, s’inscrit fondamentalement dans ce contexte où la majorité cherche à remplacer la question sociale par la question sécuritaire et l’immigration. Il a suffi aux défenseurs de la loi de mettre en avant l’apparent bon sens de chacun et un patriotisme simplifié à l’extrême, pour obtenir dans les sondages un consensus allant de l’électorat de droite à l’électorat de gauche sur ses propositions phares et pour en faire oublier les conséquences pratiques pour les personnes.
Pensez-vous que le fait de demander à un immigré souhaitant faire venir sa famille en France qu’il justifie de conditions de ressources et de logement adaptées est tout à fait justifié, plutôt justifié ?(sondage BVA pour Le Figaro et LCI, 10 mai 2006). La question appelle une réponse positive : ce qu’on oublie de préciser aux personnes interrogées, c’est que le seuil de 1,3 SMIC pour faire venir 2 personnes correspond au salaire d’un professeur certifié débutant, qui marque certes une dégradation de cet emploi mais qui demeure au dessus de ce qu’une absence de qualification permet d’espérer pour un immigré « moyen » ; quant au logement… Pour l’apprentissage du français et une formation civique préalable à l’octroi d’une carte de séjour, la réponse positive majoritaire est induite par la question, mais là non plus aucune précision n’est donnée sur les conditions concrètes de mise en place des moyens de satisfaire à ces obligations.
Si la réponse symbolique (ô combien !) à la crise des banlieues et au désarroi d’une jeunesse face à un mode d’accès à l’emploi qui en aurait fait un agrégat de travailleurs jetables avec le CPE, doit être cherchée dans les lois Borloo et Sarkozy, alors effectivement la République va mal mais ce qui va mal, c’est bien son modèle politique ! Son modèle politique, disons-nous, car aucune société n’intègre facilement en son sein des éléments nouvellement arrivés. Le modèle communautariste de juxtaposition sur des bases ethniques, culturelles et religieuses de populations immigrées plus ou moins récemment relève, lui aussi, d’un choix politique et ne garantit pas davantage la cohabitation harmonieuse ou pacifique des personnes ainsi regroupées.
La question de l’immigration ne peut pas être correctement traitée sans référence à un modèle politique et dans la République française, l’objectif est nécessairement l’entrée dans la citoyenneté avec la totalité de ses droits et des ses devoirs, tels qu’ils ont été historiquement acquis et juridiquement confortés dans le respect des droits fondamentaux énoncés dans le préambule des deux dernières constitutions. C’est à cette aune qu’on peut apprécier la validité d’une politique scolaire, dont la formation de l’homme, du travailleur et du citoyen demeure un impératif, une politique de l’emploi dont la discrimination à l’embauche en fonction du nom ou du faciès doit être exclue, une politique de la ville et du logement par laquelle les conséquences de la spéculation foncière et immobilière doivent être contrôlées.
L’assimilation en tant que citoyen n’est pas une atteinte au bagage culturel dont chaque arrivant peut être porteur, mais la certitude que le principe d’égalité qui fait qu’un citoyen est défini par ses droits et ses devoirs, l’intègre à une communauté de destin. Dans ces conditions, la question de l’octroi de titres de séjour temporaires est à mettre en corrélation avec les objectifs généraux d’une politique de l’accueil et de la citoyenneté, c’est-à-dire avec le respect des éléments du pacte constitutif de la Nation comme République… ou de la République comme Nation.
La première idée que les politiques français devraient avoir à l’esprit est précisément que la « Grande Nation » n’est pas morte comme le montrent précisément la vie sociale et l’expression politique qu’elle exprime, lorsqu’elle a la parole : deux mois de grèves et de manifestations comprises et soutenues majoritairement par l’opinion au printemps 2006 et un recul gouvernemental !
La deuxième est que le citoyen français n’est défini que par cette qualité et non pas par son origine ethnique, religieuse, culturelle et c’est ce que disait jusqu’à présent la loi. Lorsque le ministre de l’Intérieur se déclare favorable, bien entendu au nom de la transparence et de la compréhension des phénomènes criminels, à la mention de l’origine ethnique des délinquants dans les statistiques de la police, il rappelle de fâcheux souvenirs, il stigmatise à l’évidence une partie de la population, parce que ce sont bien les jeunes issus de l’immigration africaine et maghrébine, dont l’environnement socio-économique est le plus précaire, qui sont visés. Il ne se donne pas les moyens de mieux lutter contre les diverses formes de délinquance puisqu’un tel fichier n’a pas d’utilité statistique par rapport aux données déjà existantes, il nie le principe même et le fondement de la citoyenneté républicaine. Le ministre encourage en fait dans une perspective de contrôle global de la population les réflexes xénophobes en jouant sur la peur. Cette logique est connue, elle est ancienne, elle est celle du ministre hongrois de la double monarchie austro-hongroise disant à son homologue autrichien « Gardez vos hordes, nous garderons les nôtres » ; c’est la logique du ghetto et du bunker, ce n’est assurément pas un modèle républicain. L’absence d’ambition pour la France se manifeste aussi par l’absence de respect pour ses citoyens.
A l’instar de l’étranger effectif ?
La crise de la citoyenneté française est patente depuis plusieurs années, elle est devenue visible par tous lors des élections présidentielles de 2002. Après les incendies de l’automne 2005 en banlieue, des hommes de bonne volonté se sont mobilisés pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et la question du vote des immigrés non naturalisés aux scrutins municipaux a été à nouveau mise en avant. Cela pose plusieurs types de problèmes.
La question de la citoyenneté renvoie d’abord au fonctionnement démocratique des institutions : le citoyen est-il écouté, ou convoqué périodiquement à déposer un bulletin dans une urne en attendant ensuite cinq ou six ans avant que des comptes lui soient rendus ? La pratique du Président de la République et de M. de Villepin lors de la dernière période (celle avant lui du Premier Ministre précédent) a bien mis en évidence que leur lecture des institutions n’offrait même aucune garantie sur la reddition desdits comptes.
Elle renvoie ensuite au principe de la souveraineté nationale. La République une et indivisible, cela signifie d’abord que lorsque les citoyens s’expriment, tous ou en partie, par exemple sur des renouvellements par fractions pour certaines assemblées (conseils généraux) ou par referendum ou pour la représentation sanctionnée par le peuple au parlement européen, c’est la nation tout entière qui s’exprime car nulle partie n’est détentrice à elle seule de la souveraineté nationale. L’expression des citoyens, c’est l’expression de la souveraineté nationale.
Elle interpelle enfin la légitimité des élus dont la seule source est le vote des citoyens ; la combinaison des trois principes énoncés ci-dessus fait apparaître en effet que les élus municipaux n’ont pas d’autre principe que de représenter non une division territoriale mais une division du peuple souverain ; leur élection ne peut être que la prérogative de citoyens, sauf à bouleverser les principes de la République.
Relisons Saint-Just (discours du 15 mai 1793) : « Si la division est attachée au territoire, le peuple est divisé, la force du gouvernement se concentre et le souverain (le peuple) se rapproche difficilement ; si la division est attachée au peuple […] par communes, cette division n’ayant pour objet que l’exercice des suffrages ou de la volonté générale, le souverain se forme alors, il se comprime, et la république véritablement existe .[…] La constitution républicaine la doit (la division du territoire) attacher à la population, en sorte que ce ne soit point le sol qui forme un département, mais que le département s’entende de la portion du peuple qui l’habite. Si cette partie du peuple essayait de se dissoudre du reste de la nation et d’en séparer son territoire, le souverain (le peuple) interviendrait pour maintenir l'intégrité du domaine, et la république, par la constitution serait vraiment indivisible. Mais si chaque département s’entend d’une portion du territoire, la souveraineté en est demeurée à la portion du peuple qui l’habite, et le droit de cité du peuple en corps n’étant point consacré, la république peut être renversée par le moindre choc. [...] si la garantie de l’indivisibilité du domaine lui est confiée, le gouvernement est le souverain lui-même ; le peuple n’est rien, la république est un songe »
Personne depuis n’a mieux exprimé les principes de la souveraineté populaire et a fortiori le principe que tous les élus du peuple sont ses commis et des rouages de la République ou si l’on préfère de l’Etat-nation. C’est dans les mêmes principes que résident les meilleures critiques qu’on doive nécessairement faire au cumul des mandats, originalité française s’il en est. Cette problématique interroge évidemment sur le principe du droit de vote des étrangers habitués ou vivant en France y compris pour une élection municipale : le principe de libre administration d’une collectivité territoriale (dans le cadre des prérogatives que lui donne la loi), le prélèvement d’un impôt local délibéré dans un assemblée locale renvoient à des normes qui ne sont pas du même niveau que les fondements de la souveraineté populaire et de son exercice.
Il reste deux solutions. Soit le vote à un scrutin municipal n’est pas délégataire d’une fraction de souveraineté, mais il faut alors revisiter les pouvoirs des élus municipaux. Soit les élus municipaux ne sont que des administrateurs sans pouvoirs d’officiers ministériels ou de magistrats, mais une autorité légitime doit alors les en investir après leur élection. Est-il utile de préciser que le raisonnement vaut aussi pour des résidents citoyens d’un état membre de l’Union européenne, et qui, sous certaines conditions, peuvent participer aux élections municipales, voire figurer sur des listes de candidats au Parlement européen hors de leur état et de leur nationalité ? Si l’on s’était posé au bon moment, et en supposant que cette question préoccupe quiconque, la question de la légitimité des élus quels qu’ils soient, peut-être aurait-on aujourd’hui moins de défiance à leur encontre ?
Dans les deux cas une réforme complète des divisions constitutionnelles du territoire et de leur modalité de fonctionnement s’impose. Ce ne serait peut-être pas inutile et la révision constitutionnelle qui a modifié l’article 2 (« dont l’administration est décentralisée ») n’est allée, et c’est heureux vu les conditions du débat, ni au bout d’une logique de rationalisation et de précision des responsabilités déléguées, ni jusqu’à la remise en cause des principes républicains fondateurs qui pour le coup eut été « criminelle ».
La condition des personnes au regard de l’exercice de droits politiques n’est certes pas une question neuve. Mais les modèles dont pourrait s’inspirer le législateur pour résoudre la contradiction entre une citoyenneté seule fondatrice de la légitimité politique des élus et de leurs décisions et la participation justifiée par le paiement d’impôts à la vie de la Cité, renvoie inéluctablement à des modèles coloniaux ou antiques. Le droit romain établissait une distinction précise des personnes aussi bien pour le droit public que pour le droit privé pour les hommes libres des territoires soumis à Rome : les pérégrins pouvaient être membres de communautés civiques, considérées cependant comme étrangères au droit romain ; les latins appartenaient à des cités dans lesquelles ils possédaient une partie des droits des citoyens romains et dans lesquelles l’élite accédait à la citoyenneté romaine. L’évolution au cours des siècles fut de rapprocher du droit de cité romaine les pérégrins et les latins. Sous l’Empire, la plupart des latins devinrent citoyens romains. Et le dernier grand législateur sur la question, l’empereur Caracalla, édicta en 212 une Constitution qui naturalisait tous les pérégrins, même si son efficacité ne fut pas parfaite puisqu’il demeurait des pérégrins sous Constantin un siècle après et encore au-delà.
Dans la mesure où la double nationalité est reconnue par un certain nombre d’Etats, c’est cependant, semble-t-il, cette solution qui par sa dimension générale voire universelle serait la plus en conformité avec notre héritage révolutionnaire. Reste qu’elle suppose aussi de la part des intéressés un consentement à cette assimilation plus ou moins totale au regard des droits et des devoirs, voire une vraie volonté, ce qui implique aussi de la part de la République, de ses institutions et de ses citoyens une politique d’accueil permanente et généreuse. Le contraire du discours ambiant.
L’appel des « indigènes de la république » (janvier 2005) est loin sur le premier point d’être exempt d’ambiguïté. On peut ne rien trouver à redire à un texte qui proclame : « Il est temps que la France interroge ses Lumières, que l’universalisme égalitaire, affirmé pendant la Révolution Française, refoule ce nationalisme arc-bouté au « chauvinisme de l’universel », censé « civiliser » sauvages et sauvageons. Il est urgent de promouvoir des mesures radicales de justice et d’égalité qui mettent un terme aux discriminations racistes dans l’accès au travail, au logement, à la culture et à la citoyenneté », encore que le « chauvinisme de l’universel » ne soit pas un concept limpide. Mais il apparaît cependant que la citoyenneté revendiquée n’est pas tout à fait celle des figures de la Convention et de la Révolution, et le texte dit bien : « pour exonérer la République, on accuse nos parents de démission... », ce qui ne peut être lu que comme une façon de se mettre, au moins mentalement, hors de LA république et non pas seulement de CETTE république-là. Nul ne saurait être citoyen s’il ne croit l’être ou s’il ne veut l’être. Mais sans citoyen point de République. Dans la référence au colonialisme et dans l’usage du mot indigène les initiateurs de cet appel ont inconsciemment (?) mis en lumière que le droit de chaque individu précisément leur importait moins que sa caractérisation comme membre d’un groupe ou d’une communauté séparée du corps national, ce que confirme encore la volonté de « contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome qui interpelle le système politique et ses acteurs, et, au-delà, l’ensemble de la société française.. ». Qu’eut- dit Saint-Just ?
Quant au deuxième point, une politique d’accueil permanente et généreuse, elle doit être mise en œuvre précisément dans la perspective de faire de tous ceux que la France accueille des citoyens français et cela suppose que les « politiques » sachent qu’ils le sont et veulent le rester. Il est bon enfin de rappeler avec Patrick Weil (Esprit, mai 2006) « que le respect de la vie familiale n’est pas subi. Il est un choix que la France a inscrit dans ses principes et dans ses droits fondamentaux, afin que nul ne puisse, au gré de la conjoncture, de ses calculs politiques, de ses intérêts, voire de ses convictions, y porter atteinte. » C’est toute la différence entre une législation de circonstance et le respect des principes d’un Etat de droit.
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