En finir avec l’Europe
Sous la direction de Cédric Durand, La Fabrique, 2013
L’Union européenne va revenir à l’avant de l’actualité à l’occasion des prochaines élections au Parlement européen, fin mai 2014. La politique d’austérité menée dans l’ensemble des pays va peser très lourdement dans le scrutin. Le livre, « En finir avec l’Europe », pose un diagnostic sans concession sur l’échec de la construction européenne et sur la crise qui en découle et qui précipite les peuples dans la précarité.
Il règle leur compte aux promesses illusoires des européistes comme aux solutions miracles des souverainistes et les propositions qu’il fait ouvrent un débat essentiel.
Face aux dérives autoritaires et au « césarisme bureaucratique » de l’Union, il affirme l’impérieuse nécessité des combats sociaux, des luttes idéologiques et des percées politiques pour créer le rapport de force indispensable à une alternative au néolibéralisme qui a fait de l’Europe sa place forte.
Le compte rendu qui suit n’est pas là pour décourager de lire le livre, au contraire !
Michel Bonnard .
======================================================
Qu’est-ce que l’Europe ?
Cédric Durand
L’introduction, en ligne sur Internet*, traite des origines, des évolutions et caractérise la nature de l’Union européenne et de l’Union économique et monétaire.
Dans l’environnement économique et politique de l’après-guerre, les États-Unis ont accouché de l’Europe. Dès le départ, l’Europe s’est distinguée comme agent d’une « contre-révolution d’avance ». Cette structure supranationale s’affirme en opposition aux masses ouvrières organisées nationalement. Durand cite Pierre Mendès France, en 1957, au moment du traité de Rome. Ce dernier souligne le risque de nivellement par le bas en matière sociale et fiscale et met en garde contre « l’abdication d’une démocratie » qui peut prendre la forme de la soumission « à une autorité extérieure, laquelle, au nom d’une technique, exercera en réalité la puissance politique. » Rappelons-le, le traité de Rome établissait déjà « un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le Marché commun. » (Première partie, article 3), annonçant le paradigme néolibéral. L’avènement de l’économie sociale de marché, c’est-à-dire la prise en charge assurancielle des risques, vient alors progressivement remplacer l’État social, c’est-à-dire la solidarité collective.
La création de l’euro, monnaie mondiale, qui, sous le contrôle de la BCE et hors du champ politique a pour seule mission la stabilité des prix, implique que seul le travail est en mesure d’ajuster les économies nationales dont les compétitivités divergent. L’Union monétaire censée augmenter la croissance, le taux d’emploi, les profits et aussi les salaires, protéger l’Europe de la spéculation et favoriser l’intégration est un échec patent. La déconcentration du capital, le désinvestissement des États par les privatisations et l’internationalisation du capital, majoritairement intra-européen, font de l’Union économique et monétaire le moment clé de la financiarisation de l’Europe. « L’accroissement des investisseurs institutionnels, l’éclatement des actionnariats et l’uniformisation des exigences de rendement participent de l’affirmation de la finance en tant que dispositif institutionnel mondialisé qui centralise le pouvoir du capital face au travail. » (1)
La crise de l’euro, dans les économies de l‘Est dominées par les banques allemandes, françaises et autrichiennes a provoqué en 2008 une crise extrêmement violente dans ces pays, mais résorbée par un ajustement des taux de change. Par contre, les économies de la zone euro qui ajustaient auparavant leur compétitivité par des dévaluations, comme c’était le cas dans les pays du Sud de l’Europe et aussi pour la France, ont vu leur balance commerciale se dégrader. Les dettes publiques de ces pays sont alors devenues le terrain de jeu de la spéculation. L’Allemagne, réticente à la monnaie unique à l’origine, bénéficie par contre d’une balance commerciale excédentaire et se trouve maintenant en position dominante, grâce à une dévaluation interne (c’est-à-dire la déflation des salaires). La troïka, qui exige le maximum de remboursements aux pays endettés, provoque une misère de masse qui alimente une résistance populaire à dimension anticoloniale, mais qui suscite aussi des réactions autoritaires.
=========================================================================
La fin de l’européisme
Stathis Kouvelakis
La crise partie de la bulle immobilière en 2007 aux États-Unis a porté un coup majeur au néolibéralisme.
En Europe, le projet de l’Union économique et monétaire, promu par le traité de Maastricht, a été emblématique de la volonté de convergence de la part des bourgeoisies européennes. Pourtant, en réalité, il en a été tout autrement du fait des divergences entre le centre et la périphérie en termes de compétitivité. La récession de 2009 a plongé dans la dépression les pays du Sud de l’Europe, placés depuis en situation de « souveraineté limitée ». Les restructurations imposées par le FMI aux pays du Sud consistaient en une baisse des salaires et en une dévaluation de la monnaie. Dans les pays de la zone euro, l’effort exigé par la troïka porte entièrement sur les salaires du fait de l’impossibilité de dévaluer.
La gauche non libérale peut rêver d’une Europe unifiée assumant ses responsabilités budgétaires, réglant la question grecque grâce à une banque centrale européenne soutenue par un appareil d’État. Hormis que ces perspectives ne sont pas à portée de la main, toute solution « européenne » ne peut être que radicalement néolibérale et antidémocratique. De fait, tout projet réformiste qui compte rompre avec le néolibéralisme doit se situer dans le cadre d’une rupture avec l’euro et contre l’Union européenne.
============================================================================
Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne
Wolfgang Streeck
Les États démocratiques ont aujourd’hui deux souverains : leurs peuples et les marchés internationaux. Et les seconds ont totalement fragilisé les premiers ! Les classes politiques ont montré que de confier les clefs du pouvoir aux hommes du capital, comme Monti, Papademos et Draghi, était, pour eux, une solution totalement recevable. Les pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, victimes de longues périodes de dictatures se sont trouvés intégrés à l’origine en tant que marchés où la finance pourrait investir avec la garantie de l’Europe. Après le renflouement des banques, la spéculation s’est ruée sur les dettes de ces pays, dettes que les mêmes banques avaient suscitées. Il en résulte au bout du compte que la BCE achètera les bonds dont les investisseurs ne veulent plus. « Le Nord paiera pour le Sud pour que le Sud puisse payer les banques et que le Nord n’ait pas à le faire. »(2)
Le capitalisme tente de sauvegarder la cohésion sociale, creusée par les inégalités, par le crédit qui compense l’insuffisance des salaires. Cela n’a pas d’avenir. Que se passera-t-il quand ce système aura atteint ses limites ?
============================================================================
L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique
Costas Lapavitsas
La financiarisation de la périphérie a résulté de l’Union monétaire et de la position dominante de l’Allemagne. Les déficits commerciaux se sont creusés à la périphérie où le crédit a permis une croissance par la consommation et provoqué la formation d’une bulle immobilière. Le travail est devenu la variable d’ajustement entre les pays en compétition, d’où la flexibilité et le nivellement par le bas des conditions de travail et des salaires. L’Allemagne en a été le premier terrain d’expérimentation.
La crise des subprimes en 2007 a mis en difficulté les banques, qui ont suspendu les crédits malgré le soutien de la BCE, d’où une récession. De ce fait, les États ont été amenés à se financer dans des proportions encore jamais atteintes sur les marchés pour soutenir l’activité et les banques. Cela a provoqué la spéculation sur les titres publics et d’abord sur ceux de la Grèce. Plusieurs options pour répondre à cela sont possibles.
La première, qui a l’assentiment de la finance, est l’austérité pour des décennies avec toutes les misères qui en résultent sans espoir d’en sortir.
La seconde serait la réforme de la zone euro. Mario Draghi, à la tête de la BCE, a pris des initiatives dans ce sens. Il serait bon dans ce cadre d’abolir le Pacte de stabilité et de croissance, d’augmenter fortement le budget européen pour faire des transferts du Nord vers le Sud. Pourtant, en l’absence d’un État unifié fédéral ce n’est pas réalisable. De plus, l’euro, monnaie mondiale, pourrait alors s’effondrer et perdre sa qualité.
La troisième est la sortie de la zone euro selon deux variantes. La variante conservatrice ou nationaliste, permettrait aux pays périphériques de dévaluer, mais les banques engagées à l’extérieur enregistreraient des pertes et les travailleurs subiraient de nouvelles baisses de pouvoir d’achat. Une autre possibilité pourrait aboutir à la suite d’un basculement des rapports de forces en faveur du travail : « une sortie progressiste » des pays de la périphérie. La dévaluation de la monnaie serait alors accompagnée d’une cessation de paiement, d’une restructuration de la dette publique, de la nationalisation des banques et du contrôle des capitaux. Enfin, la propriété publique devrait s’étendre au transport, à l’énergie, etc. Cette dernière option permettrait de transformer sur une base plus coopérative les relations économiques entre le cœur et la périphérie de l’Europe.
==========================================================================
Un césarisme bureaucratique
Cédric Durand et Razmig Keucheyan
Dans tous les pays touchés par la spéculation, les hommes de la troïka contrôlent et imposent leurs solutions. En 2011, Papandreou et Berlusconi ont été déposés et remplacés par Papademos et Monti, deux hommes de la finance. Le 26 juillet 2012, Mario Draghi, de sa propre autorité, a déclaré que la BCE achèterait de manière illimitée la dette publique des pays en difficulté. Maintenant cette garantie est assortie d’une abdication de la souveraineté des autorités nationales concernées.
Gramsci distinguait en Occident un bloc historique formé par les médiations entre les structures économiques et les superstructures politiques et culturelles. En période de crise, en général, ce bloc historique tenait bon. Par contre, que survienne une crise organique, et « la crise économique se transforme en crise du bloc historique lui-même et contamine l’ensemble des sphères sociales : économie, politique, culture, morale, sexualité… Gramsci appelle aussi les crises organiques [..] crises de l’État intégral. » (3)
C’est le cas aujourd’hui du fait que des politiques alternatives n’ont pu être mises en place, d’où l’émergence d’un césarisme bureaucratique, dont les élites européennes disposent pour maintenir leur domination.
Le manque de dynamique endogène marqué par la mise à l’écart des populations, la faiblesse de l’intégration politique, l’incapacité à tenir les promesses de création d’emploi et de croissance, l’indigence de la Confédération européenne des syndicats, la faiblesse des forums sociaux, n’ont pas permis la réalisation d’un bloc historique à l’échelle européenne. Entre des bourgeoisies nationales et la bourgeoisie étatsunienne, il n’existe pas de bourgeoisie européenne. Pas plus qu’il n’existe de média européen, etc.
Il résulte de la crise organique en Europe, une mise à distance des procédures démocratiques et un durcissement des mécanismes de contrôle. La BCE apparaît maintenant comme une institution puissante qui a en charge le contrôle des budgets et des ajustements structurels dans les différents pays. « L’Union économique et monétaire est devenue un instrument autoritaire de gestion des contradictions économiques et sociales générées par la crise. »(4)
Le choix ne se trouve pas entre construction européenne et retour à l’échelon national, mais entre césarisme et démocratie.
============================================================================
Néolibéralisme et néonazisme : de la violence à Athènes en temps de crise
Dimitris Dalakoglou
Depuis 2011, les agressions physiques de migrants et de militants de gauche par les néonazis de l’Aube dorée se sont multipliées provoquant la mort de plusieurs personnes. Depuis août 2012, une opération policière raciste, nommée Xentos Zeus, du nom du dieu grec de l’hospitalité (!), a pris la forme d’un véritable pogrom dans le centre d’Athènes. A la suite de quoi, 60 000 migrants ont été mis en détention.
Les tactiques policières se sont durcies depuis la révolte de décembre 2008 : une unité DELTA à moto a été créée, des détentions préventives ont lieu, le matériel a été renouvelé (canons à eau, balles en plastique, grenades à effet de souffle, lacrymogènes en énorme quantité). Les policiers ont gardé leurs salaires, contrairement aux autres fonctionnaires qui ont vu les leurs fondre de 40% quand ils n’ont pas été licenciés. Les lois réprimant les manifestants se sont durcies. Le fait de se cacher le visage est devenu un crime alors que l’emploi massif de gaz oblige à se couvrir le visage. La police a attaqué des squats à Athènes qui servaient depuis des dizaines d’années de centres sociaux. Les grévistes sont réquisitionnés et délogés violemment par la police. La liste des violences dans la répression est très longue.
A la violence policière s’ajoute la violence des néonazis. Dès 2009 et jusqu’à aujourd’hui, ils occupent une place à Athènes qu’ils interdisent aux migrants. Michaloliakos, dirigeant de l’Aube dorée a été le président du secteur jeune d’EPEN, parti fondé par Papadopoulos, chef de la dictature des colonels. Le même Michalolakos a été rémunéré comme agent du Service central d’information. Enfin, Aube dorée prétend avoir reçu les gains au loto d’un de ses militants pour expliquer ses ressources importantes. Les connections entre les services de répression de l’État et Aube dorée sont multiples et leurs militants font figure de supplétif de la police pour réprimer les manifestations, sans compter que les policiers ont voté massivement pour l’Aube dorée en 2012.
Le gouvernement de la Nouvelle Démocratie avance que des actes de résistance et un attentat contre ses bureaux ont été téléguidés par Syriza, rassemblement de la gauche. La lutte contre les « extrêmes » passe par la mise en accusation de la gauche et l’interdiction à venir du droit déjà maltraité de manifester et de faire grève.
=============================================================================
Epilogue : face à la crise, face à l’Europe
Cédric Durand
C’est au nom de l’Europe que les politiques d’austérité et de régressions sociales se prolongent et que le pouvoir est confié à des institutions indépendantes. Pour en sortir, quatre options sont sur la table : la poursuite de politiques déflationnistes, l’option euro-keynésienne, l’option nationaliste et l’option qui consiste à lutter contre la casse sociale, redonner figure à la démocratie et changer de mode de développement.
La première fait des marchés la principale source de souveraineté. Ceux-ci exigent d’être payés quitte à mener une politique déflationniste. Les réformes structurelles qui consistent à baisser les salaires et baisser les cotisations sociales des entreprises, etc. sont autant de facteurs de dévaluations internes qui n’auront guère de résultats dans la mesure où elles sont menées partout en Europe.
L’approche euro-keynésienne, qui vise à relancer la croissance, propose une politique fiscale contracyclique générée par un budget européen substantiel, une politique monétaire inflationniste, une taxation des transactions financières, une nationalisation des principales banques, un système de protection sociale européen et une augmentation des salaires. Or, la construction néolibérale s’oppose à cette option. Les différenciations économiques, sociales, politiques, les cadres institutionnels de l’Europe ne permettent pas d’engager ce cycle qui présuppose une activité politique démocratique à l’échelle européenne.
La réponse souverainiste a beau jeu de dénoncer les contradictions produites par la création de l’euro. L’abandon de l’euro représente, pour elle, LA solution pour un réajustement des taux de change qui devrait résorber les différences de compétitivité. Cette option renforce le repli national et la xénophobie d’une part et n’est pas réaliste dans le cadre de la mondialisation et de l’internationalisation du capital.
La solution consiste à ne pas prendre en charge une politique soutenant la réussite de l’Union européenne libérale, mais à répondre au chômage de masse, à l’épuisement du mode de développement et aux inégalités. Les mesures à venir nécessiteront de dénoncer les traités et de développer un processus démocratique. Il s’agit donc de trouver des solutions au chômage et à l’appauvrissement de masse sans compter sur une croissance peu dynamique et atteinte par les limites du possible, de toute façon. Trois propositions sont posées sur la table pour ouvrir le débat sur une alternative.
La première s’adresse aux 17 millions de chômeurs de la zone euro (25 millions dans l’Union européenne plus 20 millions de personnes sous-employée) : son principe est celui de l’État comme employeur en dernier ressort qui s’engage à fournir un emploi à tous ceux qui le veulent, au moins au salaire de base du secteur public. Cette mise à disposition n’impliquerait pas une obligation de travail et se surajouterait aux dispositifs d’indemnisation du chômage et d’assistance sociale. Cela suppose bien sûr des impôts fortement redistributifs.
La deuxième concerne la socialisation de la finance. Willem Buiter, aujourd’hui économiste en chef à Citigroup, écrivait le 18 septembre 2008 : « Est-ce que dans le capitalisme financier moderne, les grandes entreprises font d’énormes profits privés quand tout va bien et sont renflouées ou temporairement nationalisées quand les choses tournent mal, le contribuable prenant en fait tous les risques et absorbant les pertes ? Si tel est le cas, pourquoi ces activités ne devraient-elles pas rester dans le giron public ? »(5).Cette socialisation s’effectueraient au travers de concessions bancaires octroyées à des entités sociales : salariés, entreprises, associations, collectivités locales, représentants de l’État. Bref, il s’agit de se débarrasser d’activités parasitaires et déstabilisatrices et se doter d’un instrument de crédit pour un développement répondant aux besoins sociaux.
Troisièmement, mettre fin au chantage des marchés financiers implique de déclarer un moratoire sur le paiement de la dette, de lancer un audit pour décider son annulation partielle ou totale. Par ailleurs, la banque centrale pourrait faire des avances budgétaires, sans passer par les banques, pour permettre à l’État d’honorer ses engagements et financer des plans d’investissement. En outre, afin d’empêcher la fuite des capitaux, il serait utile de contrôler les transactions financières, de rétablir le contrôle des changes, de contingenter les importations, etc.
Il n’y a rien à attendre de l’Union européenne pour cela. Toutes ces propositions sont l’affaire de combats sociaux, de luttes idéologiques et de percées politiques.
Michel Bonnard, 15-02-2014
1 En finir avec l’Europe, Cédric Durand, page 43
2 idem, Wolfgang Streeck, page 65
3 idem, Cédric Durand et Razmig Keucheyan, page 98
4 idem, page 111
5 idem, Cédric Durand, page 145
commenter cet article …