Dans l’édition du 22 décembre de Libération, Claude Debons, Raoul Marc Jennar et Yves Salesse défendaient la nécessité d’une « recomposition du paysage politique à gauche », l’œuvre des collectifs antilibéraux et la volonté de poursuivre leur action, malgré les blocages (justement dénoncés) de la LCR et du PCF, pour « faire du neuf à gauche » (l’expression intitulant leur article).
La question n’est pas tant de faire du neuf à gauche que de remettre le citoyen au centre du débat. Pour cela, le devoir d’une gauche recomposée serait de lui proposer des alternatives et un discours clairs, distincts et audibles, c’est-à-dire une direction politique, qui corresponde à des besoins sociaux et économiques et à la nécessité de l’approfondissement démocratique. Pense-t-on que « faire du neuf », consiste à accorder la priorité à la constitution d’une nouvelle offre politique, comme si l’antilibéralisme et les 127 propositions des collectifs antilibéraux étaient une base doctrinale et programmatique suffisante et viable ?
Pour proposer quelque chose de nouveau, il faut être capable de trouver, d’analyser et de dépasser les blocages (organisationnels et intellectuels) d’hier, tout en identifiant des acquis doctrinaux et pratiques et des inspirations pour demain. On ne peut pas dire que nos trois auteurs et les collectifs antilibéraux aient suffisamment et ouvertement fait, avant de se présenter au peuple, cet effort.
Un passage de l’article en question paraît à ce titre significatif : « La tâche est ambitieuse. Nous héritons des conséquences d’un siècle tragique. Les guerres capitalistes et les oppressions coloniales l’ont ravagé. Et les diverses tentatives d’émancipation humaine ont échoué. L’espérance révolutionnaire s’est enlisée dans le cauchemar bureaucratique et policier du stalinisme. Les expériences de transformations progressives du capitalisme se sont achevées en capitulations social-libérales. »
Tout d’abord, ce passage donne la (mauvaise) impression d’une analyse timorée de la faillite des régimes communistes. Car c’est de cela qu’il s’agit quand il est question d’une « espérance révolutionnaire », dont l’échec est présenté comme une dérive liée au stalinisme. Ce qui semble un peu court ; en évitant de prononcer le mot communisme qui, peut-être fâcherait, on s'interdit d'approfondir l'analyse.
Si l’on considère le communisme en tant que mouvement politique, partisan et doctrinal, et pas simplement comme un mot ou chez Marx, un concept, alors il faut reconnaître qu’il est apparu et ne s’est distingué, dans l’ensemble du mouvement ouvrier, qu’en 1917 car il est issu du léninisme. Or ni la division du mouvement ouvrier, venue de l’adhésion ou non à la nouvelle Internationale que créaient les communistes russes et dont ils exigeaient la direction, ni la théorisation au préalable, et pas comme adaptation aux contraintes du moment, de la dictature du prolétariat comme celle d'un parti unique limité à une avant-garde, ni l'élimination des autres socialistes russes, ni la direction bureaucratique et étatiste de l’économie ne sont liées à la dérive staliniste. Elles sont dans le communisme même, définies par Lénine et Trotsky.
Cela n’empêche en rien de reconnaître, de saluer et de revendiquer l’apport des communistes et du PCF à l’histoire politique et sociale de notre pays, entre autres, mais ne justifie pas que l’on nie les racines intrinsèques au communisme dans l’échec des « tentatives d’émancipation » et que l’on limite maladroitement, l’illustration des tragédies du 20ème siècle à des guerres capitalistes (de quoi s’agit-il d’ailleurs ?) et à l’oppression coloniale.
D’autre part, pour alimenter cette faible critique de « l’espérance révolutionnaire » (pour ne pas dire l’espoir dans le communisme et l’URSS), il faut bien en même temps caricaturer l’histoire de l’autre partie du mouvement ouvrier, issue du socialisme démocratique, du travaillisme ou de la social-démocratie, qui pudiquement ne sont pas non plus nommés ici.
Leur conversion majoritaire à l’essentiel de l’orthodoxie économique libérale est grave. Mais peut-on condamner si facilement les « expériences de transformations progressives » ? Peut-on se contenter de dénoncer une dérive fatale vers le social-libéralisme, concept bien mal défini, repoussoir facile et substitutif à toute réflexion sérieuse sur le rapport entre adaptation au réel et transformation du réel, entre utopie mobilisatrice et conditions de sa réalisation ? Comme si la construction (à laquelle les communistes ont participé en France) d’un Etat dit « providence », « social » ou « de bien-être », malgré ses insuffisances, son affaiblissement et ses remises en cause ne comptait plus et n’était ni un acquis historique, ni un cadre théorique essentiels, et finalement assez récents.
Si l’on veut s’adresser au citoyen, il faut respecter sa réflexion, sans commencer par s’imposer des tabous, par « oublier » des faits plus ou moins évidents et par nier la réalité. Pas pour faire des débats historiques (il y a des spécialistes pour cela), mais pour que les alternatives, en terme d’organisation et de propositions (économiques, sociales, institutionnelles) ne soient pas plombées par une vision du monde, des modes d’analyse et des grilles de lecture dépassées. Introduire des organisations (partis, collectifs, etc.) supplémentaires dans le « paysage politique », même si elles reprennent des termes et des thèmes nouveaux (antilibéralisme, altermondialisme, écologisme etc.), n’est pas une garantie de modernité.
Et si nos trois auteurs ont raison de refuser une recomposition autour du PCF, croient-ils qu’un pôle néo-communiste, à peine dépoussiéré et mis au goût du jour, serait beaucoup plus utile et beaucoup plus « neuf » ?
Un projet politique, un peu comme la nation d’Ernest Renan (et après tout la nation, seul cadre actuel de la citoyenneté, est bien le premier terrain de la politique) est le résultat d’une mémoire commune, d’une histoire que l’on décide collectivement de s’approprier et une volonté de construire pour l’avenir. Il faut alors être au clair avec le passé. C’est ensuite de re-naissance que l’on devrait parler.
De nombreuses périodes de l’histoire ont été caractérisées par l’impuissance des hommes à répondre aux besoins du moment, à trouver la bonne réponse à un défi, à ouvrir la voie à un changement salvateur ; la dimension internationale d’une crise, l’épuisement d’une classe dirigeante, la perte de repères fondateurs, l’absence d’une génération, le trop grand poids d’une autre, la banalisation d’un discours démagogique, le miroir d’une société d’individus, consommateurs en compétition, la misère sans espoir, autant de raisons cumulables pour ces rendez-vous manqués.
La France a déjà connu de tels accidents. Mais l’unité sans principes n’est pas la bonne voie et il faut reparler de la République.
Il ne suffit pas de dire, à juste titre, que parmi ceux qui aujourd’hui mettent en avant le républicanisme, la dimension universaliste des Lumières n’est pas réellement assumée, il faut en rappeler les fondements. L’idée d’une émancipation intellectuelle, au sens où Jacques Rancière définit l’« émancipé » comme celui qui exerçant une capacité qu’il reconnaît à chacun, travaille à la vérifier, est féconde car aujourd’hui, l’effort de repenser les conditions historiques actuelles n’est pas fait dans la perspective d’offrir droits et devoirs à tous également.
Les think tanks ne travaillent l’universel que pour assujettir, sous des formes qui peuvent avoir des apparences démocratiques, si l’on subsume la démocratie dans l’élection, à un système qui n’est guère interrogé de l’intérieur. Ce que l’on écrit par exemple de l’économie de la connaissance, du capitalisme cognitif ne pourrait contribuer à ouvrir les voies de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que si les questions de la liberté, de l’égalité et de la fraternité sont effectivement retraitées comme des objectifs.
A l’opposé, le déni de la réalité ou le manque de réflexion sur les conditions (économiques, institutionnelles, internationales) de l’action, tels qu’on peut les ressentir dans les collectifs antilibéraux, ne permettent pas de construire une pensée cohérente. La critique et les luttes n’engendrent pas, à elles seules, des principes positifs. Sans projets forts et précis pour réformer les institutions françaises, européennes et internationales, la transformation sociale ne sera pas possible. Il en ira de même si s’installe une forme de simplisme économique, qui reposerait sur l’idée que l’économie étant l’expression d’un rapport de force social, c’est uniquement par lui qu’on la fera changer.
L’économie n’est pas directement le résultat d’un rapport de force, mais d’abord le fonctionnement d’un système productif, technique et d’échange. Les rapports de force et les conflits sociaux le font évoluer. Mais si l’on a une ambition programmatique, on ne peut les construire indépendamment des effets qu’ils auraient sur la capacité de ce système à améliorer le bien-être de tous. En outre, les rapports de force n’agissent pas seuls sur l’économie.
Le marché s’il exprime une demande sociale, le progrès technique et l’innovation, les institutions, les dispositions idéologiques et éthiques sont aussi à l’œuvre et interagissent avec les luttes sociales. Prospérité, citoyenneté ou démocratie et progrès social sont liés. La démocratie athénienne et la République romaine l’avaient compris ; seulement elles faisaient reposer leur prospérité sur la domination et l’exploitation d’empires. Le défi est toujours de lier toutes les dimensions de l’émancipation, du progrès et du développement.
Et l’on revient à la citoyenneté, qui englobe tous les aspects, en termes d’utilité, d’éthique et de politique, de la motivation et de l’action humaines.
De ce point de vue là, l’antilibéralisme n’est pas un programme et n’est pas davantage une utopie constructive.
Nous devons proposer des valeurs positives dans un monde qui certes change vite, mais dans lequel penser que la politique est seconde par rapport aux besoins d’une économie mondialisée ou aux intérêts privés de ses gérants, est une affirmation politique à combattre.
La question du pouvoir politique est toujours celle de sa légitimité : son exercice est dans l’intérêt général, il est donc opposable à tout autre, sa base est le suffrage universel libre et non faussé, il est donc contestable.
Les conditions d’octroi de cette légitimité passent aujourd’hui par des partis et par les media. Or la démocratie d’opinion, thème commode d’une campagne qui pour n’être pas celle du vide, n’est pas celle d’un peuple mobilisé, cette démocratie là est un oxymore car les conditions de formation de l’opinion publique ne sont pas de meilleure qualité que les modalités de désignation d’un candidat dans un parti ou un mouvement au corpus théorique affaibli ou hétéroclite, ou que le conditions d’accès du citoyen lambda aux media.
Un éditorialiste des Echos (05/12/06) a cru devoir polariser l’attention sur le préambule de la constitution de 1946, inspiré, il est vrai, à la fois de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et par la logique des responsabilités de l’Etat-Providence.
Rappelons deux choses : la meilleure justification de l’Etat c’est qu’il garantit les principes d’une vie commune dans la sécurité, le bien-être et le respect de tous, qu’il agit pour l’ensemble des citoyens réunis dans un projet politique commun, englobant l’ensemble des « choses humaines ». Le meilleur Etat, c’est l’Etat-Providence, ou Etat social ou Etat de bien-être (welfare state), et son apparition historique doit être inscrite dans le cheminement des progrès de l’humanité et non pas dans quelque circonstance de hasard. La deuxième chose à avoir en tête c’est qu’une Constitution n’est pas un jouet. Or la nôtre en 30 ans a connu presque autant d’amendements que la Constitution américaine en deux siècles et aucun autre Etat d’Europe n’a bouleversé son pacte fondamental comme nous le nôtre. La République vraie n’a que faire d’un régime présidentiel, mais ce hochet qu’est devenue la Constitution entre les mains de nains politiques montre qu’il n’est pas possible de construire une démocratie parlementaire avec ceux qui ont tout bradé. Un vieux tyran vient de mourir impuni. Comment espérer sanctionner les élus subalternes d’une démocratie usée et qui ne voudrait se renouveler que dans la « com »?
Ce n’est pas dans la démarche des collectifs antilibéraux et de leurs chefs de file que l’on peut trouver, pour le moment, une réponse à cette question, trop exigeante pour en rester à une réflexion incomplète.
Les élections de 2007 sont l’occasion d’un renouveau républicain. Pour commencer, revenons à la source. La République est une idée assez permanente, riche et adaptable pour nous inscrire dans la modernité.
JPB et SB
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