Quelles institutions ?
Si l’on veut enfin faire l’Europe par et pour les peuples, il faut que les institutions actuelles soient donc remodelées ou que de nouvelles apparaissent. Par exemple, tous les Européens sincères, qui ont pu être pour le « oui » ou le « non » au TCE, admettent que l’extension du vote à la majorité qualifiée est nécessaire et inévitable pour que les institutions fonctionnent à 25. Reste, et c’est une lourde affaire, à trouver des équilibres entre nations dans les institutions supranationales ou intergouvernementales, sur le nombre de représentants attribués à chaque pays au Parlement ou à la commission, ou sur la nature et la définition des votes à majorité qualifiée. Débats qui ont rebondi au moment du Traité de Nice ou du TCE et qui ne sont pas mineurs. Mais nous considérons qu’ils sont secondaires et qu’ils nous enferment finalement dans le cadre institutionnel actuel, hérité et inadapté. Au sujet des institutions, pour que les Européens se les approprient et pour que l’Europe progresse, il faut d’abord savoir quels pouvoirs leur sont délégués, quels sont les modes de leur désignation et la valeur de leur représentativité.
Partons d’un point de méthode politique. Les voies nationales parlementaires ne peuvent légitimer de nouvelles formes d’organisation des pouvoirs en Europe, à l’inverse de ce qui s’est passé dans la plupart des pays ayant ratifié le TCE. Car, pour un Républicain en tout cas, un Parlement ne peut fonder un nouveau pouvoir ou de nouvelles institutions au nom de son peuple, s’il n’a pas été élu spécifiquement pour cela (c’est le principe de l’Assemblée constituante). Un parlement est seulement chargé d’exercer le pouvoir pour lequel le peuple l’a délégué, une fois ce pouvoir reconnu, « constitué » avant. Donc, dans une conception démocratique et républicaine de l’UE, à chaque fois qu’y serait prévue une nouvelle organisation des institutions et des pouvoirs, il faudrait au minimum que la décision de l’accepter ou non revienne aux peuples, par référendum, et non aux parlements. Mais la seule démarche qui partirait vraiment des peuples, après des débats publics sanctionnés par le suffrage universel, est l’élection de députés qui, suivant leurs mandats, représenteraient les choix institutionnels de leurs électeurs : dans ce cas l’élaboration des changements institutionnels partiraient vraiment de la source de la souveraineté, les citoyens, et pas d’une initiative « européenne » mal cernée. A propos d’une constitution européenne par exemple, on aurait alors des députés élus dans toute l’Europe qui formeraient une Assemblée constituante européenne.
Par une telle dynamique, on arriverait à la question plus générale de la représentation parlementaire dans l’UE. Question cruciale, étant donné que cette représentation est la seule à la fois supranationale et issue du suffrage universel. Car en cas de Constituante, il resterait alors la question du mode d’élection et donc de représentation de cette Assemblée : soit un vote par nation, soit un vote continental. On pourrait même faire les deux, avec deux chambres, qui valideraient une nouvelle constitution : une chambre des représentants européens et une chambre des nations européennes. Et il semble d’autant plus nécessaire de donner aux peuples la véritable possibilité de transmettre leur volonté, quand dans la pratique, on peut constater que les gouvernements ou les chefs d’Etat n’expriment pas forcément cette volonté. Nous sommes bien placés pour le savoir en France, où l’on a vu le décalage entre la nette majorité refusant le TCE et le gouvernement ayant négocié et accepté au préalable ce TCE, entre le « non » à ce TCE et le refus de Jacques Chirac, pour la France, d’y retirer sa signature.
Le bicamérisme, sur le modèle assumé du système fédéral (tel celui des Etats-Unis), pourrait devenir la base de fonctionnement parlementaire en Europe : une première chambre composée d’élus du corps électoral européen en général, en fonction du poids démographique des nations, et cela correspond au Parlement européen actuel ; une deuxième chambre composée d’élus représentant le corps législatif de chaque état membre. Cette assemblée supplémentaire pourrait être issue du suffrage universel direct, en donnant à chaque pays un nombre d’élus sinon strictement égal, comme marque de souveraineté, du moins tendant vers ce principe (aux Etats-Unis, tous les Etats, quelle que soit leur population, ont droit à 2 représentants qui assemblés forment le Sénat), pour privilégier le principe national sur le poids démographique. Elle pourrait aussi être formée de délégués élus par les parlements nationaux (comme l’était au départ le Parlement européen, jusque 1979). Dans tous les cas, l’ajout d’une seconde chambre à l’assemblée actuelle renforcerait certes le poids d’une représentation des nations, qui se fait en l’état de façon déguisée au niveau de la commission, chaque Etat nommant un nombre de commissaires hors de tout contrôle citoyen, et de façon hypocrite, puisque les commissaires ne sont pas sensés représenter leur pays. Mais un tel rééquilibrage du système parlementaire européen nous paraît nécessaire pour le clarifier et pour le renforcer, en lui donnant ensuite un pouvoir législatif complet, et pas un rôle de codécision, d’amendement et de proposition limité. Même si l’on peut imaginer garder le cadre de la codécision, mais cette fois sur tout, avec le conseil des ministres.
En effet, à ce jour, l’Etat-nation reste le seul cadre de la citoyenneté et de la démocratie en Europe, tant qu’il n’y a pas de peuple ni de territoire (c’est-à-dire d’espace approprié par une société) européens. A condition aussi de reconnaître que la citoyenneté européenne qui existe actuellement, avec le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales de toute commune de l’UE, pour tout ressortissant de l’UE y résidant, n’en est pas réellement une puisqu’elle ne fonde pas de pouvoir européen. La chambre des nations se composerait alors de candidats élus sur la base des positions nationales de leurs partis. Elle légitimerait un renforcement du pouvoir parlementaire (et donc de la représentation des Européens), difficile autrement, tant qu’il ne peut relever d’un peuple de citoyens européens qui n’existe pas.
Parallèlement, on peut dire qu’il n’y aura pas de citoyen européen tant qu’il n’y aura pas une Cité européenne, c’est-à-dire un espace politique et institutionnel qui relève directement de l’ensemble des Européens : la Cité produit la citoyenneté autant qu’elle en est le produit. L’apparition de cette Cité passerait donc aussi par l’accroissement des pouvoirs d’une chambre européenne purement supranationale, pour laquelle les candidats seraient issus de listes transnationales. La « circonscription » politique qui constitue et exprime la légitimité du pouvoir en Europe, pour le moment, ne peut-être que double : la nation d’abord, ensuite seulement l’union, tant qu’un peuple européen n’existe pas... encore. S’il y a plus de représentation des nations dans les institutions européennes, il n’y a plus de légitimité démocratique. Mais s’il n’y a pas de volonté pour constituer un supranational fort issu directement des peuples, il n’y aura peut-être jamais de peuple européen, c’est-à-dire une population qui se reconnaît dans une citoyenneté sur un territoire. Par le principe des deux chambres, des représentants et des nations, le niveau d’intégration européenne évoluerait alors selon l’équilibre réalisé entre elle et selon le poids global du Parlement par rapport au conseil des ministres, et non plus en fonction de l’équilibre entre organes technocratiques (commission et BCE) et organes intergouvernementaux (conseils des ministres ou conseil de l’Europe).
Car par la même occasion, pour renforcer la légitimité démocratique des institutions européennes, une fois que l’on renforce les pouvoirs des institutions issues du suffrage universel, il faut vider des leurs, celles qui tirent leur légitimité de la nomination ou plutôt de la cooptation entre chefs de gouvernement : la commission et la BCE. Ce qui implique d’une part, que la BCE ne soit plus indépendante et que sa politique ne se réduise pas à l’application d’un traité, mais de politiques monétaires décidées en commun, comme on décide déjà de la PAC (politique agricole commune). En attendant de pouvoir en arriver là, il est plus que temps de lui donner comme priorité la croissance, et pas l’inflation. Ce qui implique d’autre part, que la commission n’ait plus le pouvoir de proposer, préparer et d’appliquer les directives ou les règlements, ou plus tard les lois, européennes… et donc que sous sa forme actuelle, nommée par les Etats membres, elle n’existe plus. Pourquoi l’organe supranational chargé de ce rôle ne serait-il pas un seul ou un petit nombre de comités exécutifs, composé de parlementaires élus par les chambres, sur le modèle de la Convention lors de la 1ère République en France (1792-1795) ? Ce système se substituerait à la commission nommée par les exécutifs nationaux, selon des arrangements politiciens et des tractations diplomatiques obscures. La fonction du ou des comités serait la même que celle de la commission. Mais dépendant des élus des Européens et émanant d’un pouvoir législatif renforcé (les deux chambres dans notre cas), ils n’auraient pas cette irresponsabilité face aux peuples qu’a la commission et n’auraient sans doute pas sa velléité d’agir sans eux.
On aurait alors, face aux organes intergouvernementaux, déjà issues des nations et donc légitimes démocratiquement, un équilibre à rechercher avec une double représentation parlementaire renforcée et avec un ou quelques comités issus de cette représentation et responsables devant elle : pas une table rase improbable et toujours le « triangle institutionnel », mais sur la base de la citoyenneté et de la souveraineté populaire. Enfin ! Cela n’épuiserait pas le débat sur le poids à accorder aux différentes nations dans ces institutions, sur la nature des votes qui s’y dérouleraient (mode de calcul et de définition de la majorité, suivant le nombre de voix attribué à chaque Etat, ensuite suivant le nombre de voix et le nombre de pays nécessaires pour obtenir l’adhésion à un projet ou une décision…). Mais cela le remettrait à sa place, derrière une autre perspective, bien plus haute et plus porteuse : celle d’une démocratie et d’une citoyenneté supranationales, qui intègrent les nations, mais en partant de la réalité démocratique incontournable de ces nations et sans les contourner par les biais de la subsidiarité et de la technocratie, sans filtrer la relation directe, qu’en bon républicain, on doit attendre entre le pouvoir et les citoyens.
Or, selon l’esprit socialiste et républicain, la recherche du progrès social pose en même temps la question des institutions et des régimes qui le permettent. Cette culture politique est forte en France. Elle est le substrat de la gauche française. C’est pourquoi, lors du débat sur le TCE, on a davantage entendu dans les rangs des partisans du « non » de gauche, des revendications fortes et immédiates d’Assemblée constituante, de renforcement des pouvoirs du parlement, de démocratisation des institutions, en même temps que l’on dénonçait la dérive libérale. Ce qui a traduit à la fois l’attachement à la construction européenne (et non à un rejet absolu qui profiterait aux nations) et le mécontentement que sa forme provoque maintenant : une volonté de réorientation à la fois démocratique et sociale. La démocratie, plus approfondie, peut alors être vue comme la condition et l’instrument du progrès social : c’est bien alors le pouvoir du peuple, dont la masse a des besoins et des attentes, qui à terme, pousse à l’amélioration de ses conditions d’existence et donc à la remise en cause des injustices et des inégalités. Il n’y a pas de raison de ne pas appliquer ce raisonnement à l’Europe.
Quels chantiers pour l’Europe ? L’organisation de la solidarité et l’indépendance.
L’UE pourrait devenir un nouvel espace de démocratie, qui soit un autre lieu de l’expression de la souveraineté populaire et un espace de démocratie en plus, qui soit un moyen de réaliser la transformation sociale à une échelle plus grande et plus efficace.
En effet, si l’on part de l’analyse couramment diffusée par les socialistes ou les sociaux-démocrates des pays européens, l’Europe unie serait un levier de transformation de la société et de « régulation » de l’économie, d’autant plus nécessaire que le capitalisme se mondialise et déborde des cadres nationaux. Cette idée, quelle que soit son utilisation politique ou médiatique, rencontre un écho jamais démenti dans les opinions et contribue d’ailleurs à l’attachement à la construction européenne. C’est ainsi qu’au sein de la gauche socialiste française, en 1992, la balance a penché en faveur du « oui » au traité de Maastricht, qui reposait pourtant sur le monétarisme, parce qu’il créait une monnaie commune, qui potentiellement, pourrait devenir un outil de politique économique à l’échelle de l’UE. Le principe d’une Europe comme nouvel espace de conquêtes sociales est donc central pour une gauche qui aspire à gouverner, à partir d’un cadre politique, mental et social donné, mais pour le transformer radicalement.
Certes, de la part de directions politiques gagnées dans les grandes lignes par le social-libéralisme, la construction européenne a pu devenir un alibi pour abandonner toute politique réelle d’alternative. Au nom de l’idée que la réussite de politiques socialistes nécessitait de passer par un échelon supranational, il fallait accepter les compromis (n’importe lesquels) pour qu’avance à tout prix l’Europe (n’importe laquelle). Ensuite, éventuellement, on pourrait changer le cours des choses : reculer toujours pour ne jamais sauter. Si bien que lorsque ces directions sont arrivées au pouvoir dans la quasi-totalité des pays de l’UE, dans les années 1990, on n’a pas vu l’ombre de politiques concertées, qui esquissent le modèle d’une autre Europe, démocratique et sociale.
Mais l’idée de départ est fondamentale et l’opinion progressiste et pro-européenne ne s’y trompe pas. Non que des politiques fortes de progrès social ne soient pas possibles au niveau national. La simple bonne foi est de reconnaître que les nations, y compris au sein de l’UE, ne sont pas sur le point de disparaître. Dans ce cadre, les Etats disposent toujours d’instruments essentiels, qui rendent à la fois possibles la compétitivité de leurs économies, l’attractivité de leurs territoires pour les investissements, le progrès social et le recul des inégalités : les infrastructures, les services publics, l’éducation, la recherche, la fiscalité, la dépense publique. Mais il est vrai que l’échelle européenne est incontournable pour aller le plus loin possible dans le sens du progrès, dans un monde mondialisé, c’est-à-dire traversé constamment par des flux dont le contrôle échappe, en plus ou moins grande partie, aux Etats nations : flux d’hommes, d’informations et surtout de capitaux et de marchandises. C’est aussi cet échelon qui pourrait permettre d’égaliser rapidement, par le volontarisme et l’interventionnisme publics, les niveaux de développement entre pays, et d’abord entre pays européens, pour ne pas jouer sur le dumping social mais sur le progrès général du bien être. Et c’est en ce sens que l’élargissement voudrait dire quelque chose.
Pour que l’union et son élargissement s’appuient sur un principe politique clair, le thème de la solidarité doit dépasser (tout en l’englobant d’ailleurs) celui de la paix, qui n’a plus, nous l’avons vu, la pertinence nécessaire. Par définition, la solidarité est ce qui relie et ce qui va dans les deux sens. Dans le cas de l’Europe des 25, et pourquoi pas de plus à l’avenir, les peuples des PECO ont autant intérêt à un effort massif de développement (par le budget et l’harmonisation du droit fiscal et social) que les peuples des pays originels de l’UE. Tous sont confrontés, tant que cet effort n’est pas fait, à la logique de la mise en concurrence comparative des fiscalités, des salaires et des conditions de travail pour attirer les investissements des entreprises. De plus, dans les démocraties sociales, la solidarité est ce qui s’organise et se finance consciemment et collectivement, par la fiscalité et les cotisations sociales. C’est ce qu’illustrent les systèmes de protection sociale (comme notre « sécu »), reposant sur la mutualisation du risque et du financement. Il ne peut y avoir d’élargissement qui vaille s’il ne se fonde pas sur une volonté de conquête sociale chez les pays « arrivants » et sur la volonté d’organisation de la solidarité chez les pays « accueillants ». C’est bien d’un intérêt général européen qu’il est question. On est bien loin de la situation actuelle de l’UE, sans fiscalité commune, dans laquelle le budget, ridiculement faible, ne peut permettre aucun effort de grande ampleur face à l’entrée en 2004 de 10 nouveaux pays, dans laquelle il paraît iconoclaste de parler de politiques économiques enfreignant les règles du libéralisme.
L’élargissement est possible à l’infini s’il a des buts politiques et donc s’il se fait en fonction de conditions : faire de l’Europe un nouvel espace de droits mais aussi un espace de nouveaux droits, prévoir un budget et une fiscalité communes significatives pour financer des droits sociaux, et agir pour que l’économie n’échappe pas au contrôle du Politique. Si ces conditions ne sont pas remplies, l’élargissement n’est plus alors souhaitable puisqu’il devient le contraire de l’intérêt général. Sans elles, l’élargissement continuera à accroître l’étendue du « laisser faire, laisser passer », avant que soient mis en place les moyens politiques qui permettent d’organiser l’économie et de construire une cité européenne, qui ne réduise pas l’espace politique européen au jeu intergouvernemental et à une « technostructure » restreinte, et qui permettent aux peuples d’exprimer de nouvelles revendications sociales et de conquérir de nouveaux droits.
Et ce qui manquait d’ailleurs au projet de constitution européenne, ce qui lui manque toujours nonobstant le fait que certains états s’obstinent au mépris des règles du droit international sur les traités multilatéraux (règle de l’unanimité) à le ratifier, c’est un souffle émancipateur et démocratique. Ce n’est ni sur les limites de l’Europe, ni sur les services publics, ni sur les droits sociaux, ni sur l’organisation de l’espace public, ni sur un projet économique partagé, ni sur la vision de l’Europe dans le monde, que ce traité constitutionnel permettrait de construire une Europe dont les peuples puissent être les acteurs enthousiastes.
Poser un préalable politique à l’élargissement de l’Europe, faire que son approfondissement ne soit pas que l’extension d’un libre marché et d’un droit supranational qui le réglemente, c’est enfin poser la question du destin de l’UE sur la scène internationale. Et si l’on considère que l’UE doit être un espace de démocratie, elle doit aussi garantir le pouvoir aux Européens de choisir leur destin dans le monde. Le vide politique de l’Europe ne se traduit pas que dans le manque de démocratie, dans une vision de l’économie échappant au contrôle de la société ou dans un élargissement sans principes. Il y a aussi l’absence d’un projet international commun, établi en fonction de la donnée première du nouvel ordre international : la superpuissance unique des Etats-Unis. L’absence de projet dans ce domaine fait que plus l’Europe s’unira, plus elle existera, plus elle sera en tant que telle sous la protection et la dépendance politico-militaire des Etats-Unis, d’autant plus que l’élargissement a amené en son sein des pays atlantistes. Si l’on pense que l’Europe doit bâtir son indépendance, pour pouvoir choisir sa destinée, il est nécessaire de définir des objectifs concrets : la réalisation d’une armée commune, le poids politique sans le poids militaire n’existant pas et la définition d’une politique extérieure commune, à une seule condition préalable, au minimum la distinction et l’autonomie institutionnalisées vis-à-vis de l’OTAN et si possible, la sortie de l’OTAN. Soit l’inverse de ce que prévoyait explicitement le TCE.
Ce point serait d’autant plus mobilisateur et constructif que s’il y a bien un domaine où la mise en commun des ressources étatiques apparaît évidente et immédiatement pertinente, c’est celui de la dépense militaire. Seules, les nations européennes n’auront jamais les moyens de peser comme des géants démographiques et économiques, comme les Etats-Unis, et plus tard sans doute comme la Chine. Mais en l’état, une simple addition des moyens militaires des états membres ne suffirait pas non plus. Se doter des moyens de l’indépendance passe aussi par un accroissement global de la dépense militaire. Cet accroissement serait pour l’essentiel contre-productif au niveau national : il amputerait les dépenses sociales sans donner un poids politique vraiment nouveau aux Etats. Il a son bien-fondé en Europe, s’il débouche sur la constitution d’une armée commune qui compte et qui soit le moyen de l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis et d’un renforcement sur la scène internationale de l’UE.
Certes, étant donné le poids de l’atlantisme dans l’UE et donc la difficulté de tenir une position commune sur la politique extérieure (nous l’avons vu à propos de la guerre en Irak de 2003), une armée et une politique extérieure communes ne sont pas envisageables entre les 25. Pourtant, sans puissance militaire, une politique extérieure reste symbolique. Et sans politique extérieure commune, une armée n’a pas de sens. Pour avancer, il faudrait donc permettre la constitution d’une armée, d’un commandement militaire et d’une représentation diplomatique dans le cadre d’une coopération renforcée, permise facilement et sans entrave institutionnelle tatillonne, même pour un nombre de pays très limité : l’axe franco-allemand, moteur historique de la construction européenne et existant plus facilement en pratique (contre l’intervention militaire en Irak, pour reprendre cet exemple récent), avec l’addition de quelques pays intéressés, serait largement suffisant.
On voit là que l’accroissement du nombre d’états de l’UE n’est pas un élément en soi pour juger de sa capacité à accroître sa puissance ou à construire son avenir politique. Il peut même provoquer le contraire s’il continue de se faire sans objectif d’indépendance et de démocratie et si en parallèle, la constitution de cercles plus étroits de pays approfondissant leurs liens est difficile.
Pour conclure…
En somme, face à une construction faite sans principes et sans méthodes pensées clairement et présentées honnêtement par les directions politiques (partis et gouvernements) aux peuples, nous proposons une hiérarchie de principes, fondée sur l’appropriation de la construction européenne par les Européens eux-mêmes : la légitimité (démocratique) des pouvoirs européens avant leur approfondissement, puis l’approfondissement avant l’élargissement. C’est pour nous le préalable au développement de la solidarité (c’est-à-dire de l’organisation de l’économie et des droits sociaux) et de l’indépendance de l’UE, qui de fait, ne se font pas tant que les peuples et les Européens sont mis à l’écart des décisions communes. Cela suppose que la culture politique qui imprègne l’unification européenne ne soit pas celle de la démocratie chrétienne, ni même de la social-démocratie, mais celle de la démocratie républicaine ou si l’on préfère celle d’une démocratie dans laquelle les citoyens ont le dernier mot, toujours ! Car elle pose la question de la constitution de la cité et de la citoyenneté sur la base de la volonté générale, de la souveraineté populaire et de la relation directe entre les citoyens et l’Etat.
On dira que la France n’est pas seule, que son histoire républicaine est étrangère aux traditions des autres pays, que sa prétention universaliste est désuète… Mais il n’y aura pas d’avancées possibles et de renouvellement politique en Europe, tant qu’aucun peuple et aucun gouvernement ne se décideront à les porter. Il faudra bien que cela vienne de quelque part : pourquoi pas de la France ? Ce serait l’occasion pour elle, et son futur président, de renouer avec l’universalité de la doctrine républicaine, bien mise à mal en France d’abord… Et il est sûr que si c’est une prétention, elle ne pourra être assumée par des représentants qui ne sont que des boutiquiers ou des boutiquières de la politique nationale et des relations internationales, incapables de s’inspirer du message émancipateur qui est né dans leur propre pays, qui se sont montrés tout juste bon à dire « oui » à tout ce qui « fait » européen et à parler en termes vagues, la main sur le coeur et l’œil humide, de la beauté de l’idée européenne.
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