La culture commune
La définition précise et la diffusion égale d’une culture commune nous semble alors centrale et prioritaire, car la notion de culture commune renvoie en même temps au rôle et à l’organisation de l’institution scolaire et car les contours et le contenu de la culture commune ne sont ni débattus, ni fixés clairement et ouvertement. Remédier à cette situation est un enjeu politique, parce qu’il est question de l’institution du citoyen, par l’Ecole.
Nous faisons nôtres ces éléments de définition de la notion de culture commune[1] : « une culture des cultures ouverte à tous les champs d’expérience et de connaissance de l’activité humaine, à la pluralité et la variation des pratiques, des œuvres » ; « une culture signifiante pour les élèves comme pour les enseignants et le public parce qu’elle répond à des problèmes et des valeurs de société, de vie personnelle, de savoir » ; enfin « une culture fondamentale, de haut niveau, prenant le pari de l’exigence pour tous. »
Revenons ici sur des termes du rapport Langevin-Wallon, même s’il parle encore de « culture générale » : « Dans un état démocratique, où tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère l’homme des étroites limitations du technicien. […] L’organisation nouvelle de l’enseignement doit permettre le perfectionnement continu du travailleur et du citoyen. ».
On peut même dépasser la distinction du citoyen et du travailleur, dans une conception à la fois politique et sociale de la citoyenneté et de la République : l’école doit permettre à tous l’accès à une culture, générale comme technique et professionnelle, pour donner naissance à des citoyens politiquement actifs, disposant tous de la raison commune nécessaire au débat démocratique, mais aussi socialement forts de leur valeur professionnelle. Il n’y a pas d’adaptation au monde du travail, ce qui signifie intégration sociale mais aussi capacité de défendre le progrès social comme travailleur, sans une culture et une formation initiale les plus poussées possible, comme il n’y pas de démocratie et de liberté abouties, sans individus disposant d’un jugement autonome et critique.
En partant de là, on ne peut que rejeter le « socle commun » de connaissances, proposé par la droite, version appauvrie de la culture, ramenée « au lire, écrire, compter » et à quelques tâches fonctionnelles. On est bien loin des conceptions les plus avancées de l’école républicaine, telles que nous les a léguées en particulier Condorcet, philosophe des Lumières, révolutionnaire et théoricien de la République[2]. Il défendait un enseignement universel élémentaire, mais pas rudimentaire : un enseignement qui prépare au jugement libre et autonome, dans l’ensemble des disciplines, sur le modèle encyclopédique. D’ailleurs, il préférait parler d’instruction (et pas d’éducation) publique, pour la distinguer de l’éducation familiale première et pour montrer que l’école devait permettre au citoyen de s’éduquer lui-même, en le libérant des préjugés (y compris familiaux). Il écrivait ainsi, dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794): « [les hommes ont] tous un droit égal de s’éclairer sur tous leurs intérêts, de connaître toutes les vérités, et aucun des pouvoirs établis par eux sur eux-mêmes ne peut avoir le droit de leur en cacher aucune ». Quant à l’école conservatrice préparée par la droite actuelle, on sait à qui elle réserverait son socle de connaissances rudimentaire : des enfants des classes sociales défavorisées, dont on admettrait pour mieux le justifier, l’enfermement dans leur condition socio-culturelle.
Un choix progressiste de culture commune est au contraire un choix humaniste, au sens précis du terme : une recherche de perfectionnement humain par la connaissance, l’instruction et l’éducation (si l’on retient malgré tout ce mot couramment utilisé). La culture commune doit donc être diversifiée et équilibrée, pour toucher à tous les aspects du savoir et du développement de l’être humain. C’est la perfectibilité de tout individu et l’exercice des droits du citoyen qui sont en jeu.
L’école devrait permettre à tous d’accéder au savoir, préparer à l’autonomie intellectuelle et au libre arbitre, indépendamment des contraintes sociales. Citons à nouveau une formule de Condorcet tirée de son Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique (1792) : « Jamais un peuple ne jouira d’une liberté constante, assurée, si l’instruction dans les sciences politiques n’est pas générale, si elle n’y est pas indépendante de toutes les institutions sociales, si l’enthousiasme que vous excitez dans l’âme des citoyens n’est pas dirigé par la raison ».
Nous plaçons tout autant la culture commune dans la lignée d’un idéal éducatif socialiste, qui refuse la séparation entre travail intellectuel ou abstrait et travail manuel ou technique, maintenant les classes populaires (ouvriers et employés) dans la subordination. D’une part, cette séparation réduit le rôle de la pensée dans le travail manuel. Elle n’en est que plus dépassée, à l’ère de l’automatisation et de l’informatisation, qui accroît le contenu intellectuel des tâches manuelles. D’autre part, elle permet aux classes dominantes d’accaparer l’abstraction et la réflexion théorique et enferme les classes exploitées et dominées dans l’exécution. L’objet de la culture commune est bien la fusion de la culture technique et de la culture abstraite, dite « générale » ou « intellectuelle ». Le dépassement de leur opposition se traduit par un enseignement intégral et une culture globale, qui ne limitent pas précocement l’individu à l’exercice de compétences spécialisées.
Cela dit, pour éviter une dérive « exhaustiviste » (ou si l’on veut encyclopédiste et pas encyclopédique) qui la rendrait inaccessible au plus grand nombre, la culture commune doit se centrer sur des contenus clairs et bien définis, ce qu’elle n’est pas pour le moment. Il serait temps que cette culture soit circonscrite au sein de la culture dite « générale » et distincte d’une vision trop « classique » et élitiste de la culture.
En outre, la définition de la culture commune peut être un moyen d’égaliser les choix d’orientation et de permettre cette revalorisation de la voie professionnelle, dont on parle tout le temps sur un ton moralisateur. L’orientation vers cette voie est souvent un choix par défaut, car les élèves sont évalués, au collège, sur des résultats dans des matières uniquement ou presque uniquement générales. Revaloriser la voie professionnelle nécessite d’en faire une voie choisie en connaissance de cause et de ne pas la réserver à une base sociale populaire. La culture de l’enseignement professionnel et technique doit être découverte et connue par tous les élèves, dans le cadre du collège unique. Ainsi, son choix pourrait résulter d’un projet et non d’un échec dans les matières générales.
Ce qui impliquerait, dans les programmes, des tris et des arbitrages, pour que la culture commune devienne le cœur de l’enseignement obligatoire (c’est-à-dire aujourd’hui seulement dans l’enseignement de premier degré et au collège), mais aussi un effort prolongé, pour que son acquisition puisse se poursuivre, au lycée, général comme professionnel. Ce qui impliquerait enfin des compléments, au sein de l’enseignement obligatoire, pour que les savoirs techniques et technologiques soient développés. La scolarité obligatoire portée à 18 ans imposerait le cadre institutionnel et la refonte des contenus attendus.
Une fois définie la culture commune, si l’on considère son acquisition comme la première condition du combat contre les inégalités scolaires, tout doit être fait pour que le service public la garantisse.
Les pratiques pédagogiques, toujours perfectibles, doivent s’adapter en permanence aux difficultés des élèves, en particulier à celles des élèves issus des classes populaires ou défavorisées. Cette adaptation doit être raisonnée et pragmatique, en évitant l’écueil du passéisme comme du pédagogisme. Mais la réflexion pédagogique ne doit pas devenir une illusion (l’essentiel étant qu’il n’y a pas de recette miracle, définitive et uniforme dans ce domaine) ni un prétexte pour refuser la hausse des moyens consacrés à l’école. Tout serait possible avec des moyens constants, voire en diminution. La belle affaire !
Aucune politique massive de recul des inégalités à l’école, ne pourra éviter une relance de l’investissement éducatif. Rappelons que c’est après des décisions politiques fortes et des efforts financiers massifs, notamment avec le retour de la gauche au pouvoir, que le système éducatif a connu ses progrès les plus considérables. Après l’instauration du collège unique en 1975, il fallut la mise en place des ZEP en 1981-1982 (qui peuvent permettre de diminuer le nombre d’élèves par classe, même si elles n’ont pas eu, globalement, les moyens nécessaires à leur réussite), la suppression du palier précoce d’orientation en 5ème et la création du bac professionnel en 1985. Le pourcentage de bacheliers d’une classe d’âge est ainsi passé, après une période de hausse très lente, de 29.4 % en 1985 à 63.2% en 1995. Dans le même temps, le nombre de jeunes sortant sans qualification du système éducatif chutait de moitié. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les politiques de restrictions du budget de l’Etat ont entraîné la stagnation de la DIE (dépense intérieure d’éducation). Depuis, les « réformes » venues du ministère de l’éducation nationale se sont empilées, avec des résultats pour le moins limités, et avec un seul net élément de constance : arrêter et empêcher la hausse de l’investissement éducatif de la nation. Les priorités des gouvernements et des ministères de l’éducation nationale sont devenues budgétaires et non pas éducatives.
La relance d’une politique scolaire ambitieuse, visant à la démocratisation de la culture et de l’école, passera aussi par un plan de refinancement du service public de l’éducation. Ce qui implique une vision du budget, de la dette publique (qui peut être un investissement pour le futur) et de la fiscalité en rupture avec le libéralisme et le néoconservatisme : là encore, une question de choix politique. Il faut un sens certain de l’Etat pour l’assumer, un sentiment profond de la République et une volonté ferme de lutte contre les inégalités, pour en admettre la nécessité.