Dans une édition du JT de France 2 (le 9 mai 2006) et dans un reportage du style : « les jeunes et l’Europe », il ne fut pas surprenant d’entendre que, depuis le rejet du projet de TCE (traité constitutionnel européen) par la France, il était difficile de faire repartir le « train de l’Europe ». Pas surprenant et à l’image de la vulgate médiatique qui, se voulant pro-européenne et ayant défendu le « oui » au TCE, se refuse à définir ou à décrire avec précision ce qu’est ce « train de l’Europe ».
Or, quoi que l’on pense sur le fond du projet de constitution, les « non » français et néerlandais au TCE ne sont pas seulement des rejets d’un texte jugé mauvais par une majorité. Ils se sont exprimés par la voie directe des peuples à travers deux référendums, dans deux des six pays à l’origine et constamment au centre de la dynamique européenne.
En même temps, la majorité, au sein des peuples de ces deux pays (et de l’UE) reste vraisemblablement favorable et attachée à l’unification européenne. Ainsi ces « non » posent avec une acuité nouvelle le problème des origines, du bien-fondé et de l’avenir de « l’Europe ». Pourquoi continuerions-nous de faire l’Europe ? A quoi sert-il de poursuivre son approfondissement ou son élargissement ? Qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui et que voulons-nous qu’elle devienne demain ? Ces questions simples et fondamentales ne doivent alors plus être éludées, comme si la réponse allait de soi, comme si l’on craignait des réactions anti-européennes, ou comme si les propagandistes de l’européisme, dominants dans les médias et la classe politique, avaient peur du vide de leurs propres réponses.
A gauche, on dénonce essentiellement, comme lors de la campagne de 2005 sur le TCE, la « dérive libérale » de l’Europe, avec ses conséquences économiques, sociales et politiques. Cette critique, salutaire, a heureusement structuré le débat sur le TCE. Mais elle est incomplète. Même si l’on met de côté les points de vue souverainiste et nationaliste, qui ne se confondent pas conceptuellement, on ne peut réduire le débat sur l’Europe à un affrontement entre libéraux et anti-libéraux. Ce sont les objectifs originels de la construction européenne et son moteur politique historique, le compromis entre la démocratie-chrétienne et la social-démocratie, qu’il faut mettre en débat, analyser et repenser. Il faut alors savoir sur quelle légitimité l’on fonde la construction européenne et donc l’organisation des pouvoirs et des institutions en Europe. Nous voulons ici montrer qu’une vision progressiste de l’unification européenne et de la supranationalité, peut s’appuyer sur une démarche, qui interroge sur les bases de la légitimité, de la souveraineté populaire et de la citoyenneté au sein de l’UE et qu’on pourrait qualifier de véritablement « républicaine ».
En gros, après la seconde guerre mondiale, deux familles politiques, à vocation transnationale ou internationaliste, se sont employées à « faire l’Europe » : la gauche socialiste ou social-démocrate et la droite démocrate-chrétienne. Elles se sont accordées sur des objectifs communs : garantir la paix ; favoriser le développement économique et social ; éviter le déclin du continent ; enfin, dans le contexte de la guerre froide, unir l’Europe de l’Ouest démocratique face au bloc de l’Est. Le socialisme démocratique, à juste titre, a aussi placé dans ce processus l’espoir de dépassement du capitalisme, car il débordait des cadres nationaux trop étroits. Tandis que les démocrates-chrétiens y ont vu l’opportunité de faire triompher leur conception de l’Europe, chrétienne sur le plan politique et plus ou moins libérale sur le plan économique. Il en est ressorti un modèle de construction par l’économie (marché commun et libre échange) et par le haut, avec un fonctionnement technocratique passant par des autorités supranationales « indépendantes ».
Mais commençons par reprendre et examiner les différents objectifs de l’unification européenne, dans le temps historique présent. La paix d’abord : au centre de l’idée d’Europe unie, qui s’incarne dans un courant européiste vraiment organisé après la première guerre mondiale (avec par exemple Aristide Briand en France), elle est donc une des motivations fondamentales des projets naissant après la seconde guerre mondiale. Seulement aujourd’hui, il paraît difficile d’en faire un objectif mobilisateur, au moins dans les pays de l’ouest, qui sont en paix depuis 1945 et en particulier pour des générations qui ne suivent pas deux guerres mondiales. Non que les générations actuelles ne soient pas conscientes de l’horreur de la guerre et soucieuses de la préservation de la paix, ni qu’elles sous-estiment l’importance de l’idée d’Europe unie pour cela. Mais qui peut croire que la paix soit aujourd’hui un enjeu de la poursuite de l’intégration européenne et de son approfondissement ? Quelle analyse les jeunes générations pourraient-elles faire à ce propos des conditions de l’éclatement encouragé de l’ex-Yougoslavie et des crimes perpétrés pendant cette nouvelle guerre balkanique? L’Europe a alors plutôt montré son incapacité à tenir un discours commun sur un sujet de droit international et un enjeu pour la paix à nos portes, en considérant que les peuples des six républiques fédérées avaient moins de raison de vivre ensemble que de tenter une construction démocratique commune.
Nous ne sommes plus au lendemain d’une guerre, après laquelle il fallait arrimer l’Allemagne à la démocratie et au reste de l’Europe de l’ouest, car c’était de cela que dépendait la paix. Qui peut croire alors, puisque cela a été dit, que le TCE aurait été une étape nécessaire pour garantir la paix, dans une Europe qui aurait été insuffisamment approfondie pour cela ? Les critiques adressées aux partisans du « non » semblaient d’ailleurs toutes animées de l’idée que la construction européenne serait un processus irréversible mais si fragile à chaque étape qu’une seule expression soit possible : ceci est une imposture. L’unification européenne est un processus durable. Rappelons également quelque chose de simple : la vie économique de notre pays est profondément liée à celle de nos voisins, spécialement à celle de l’Allemagne, notre principal partenaire en matière d’échanges, si liée que nous avons avec certains d’entre eux une monnaie commune, ce qui ne fut pas un mince abandon de souveraineté et cela, c’est un état durable non soumis aux aléas d’une consultation populaire. Rappelons également, sans faire une grande révélation, que la France et la Grande-Bretagne n’étaient pas franchement des pays amis jusqu’au 19ème siècle (inclus) et qu’ils ne le sont pas devenus grâce à une « communauté » européenne (dans laquelle les Anglais ne sont entrés qu’en 1972). C’est la progression de l’Etat de droit et de la démocratie dans les nations, puis secondairement la conclusion d’alliances « classiques », qui sont les véritables garanties de la paix entre elles. A-t-on vu au cours de la période contemporaine beaucoup de démocraties se faire la guerre ?
Le thème de la paix n’aura pas la force nécessaire pour pousser l’UE à s’approfondir, ni pour justifier n’importe quelle nouveauté qui porte le label « Europe ». Cela est au moins vrai dans les pays de l’ouest, qui constituent le cœur de « l’européanité », où l’on se rend bien compte, objectivement, de la solidité de la culture de la paix, de la contribution mais aussi des limites de la construction européenne dans son établissement. Il reste que la paix est encore un enjeu immédiat dans l’Europe des Balkans, ce qui ne peut suffire à satisfaire les peuples bien ancrés dans l’UE, mais ce qui renvoie à la question de son élargissement. Mais là, la paix est surtout un élément préalable à l’entrée dans l’union avant d’en être une conséquence, comme le montre l’exemple des relations entre la Grèce, Chypre et la Turquie. Certes, ce préalable peut pousser dans le bon sens les pays candidats à l’adhésion. Mais cela montre que c’est le projet d’adhésion, comme processus progressif et constructeur de liens, qui compte au moins autant que son point final, l’adhésion elle-même. Or, l’entrée rapide des pays de l’Europe de l’Est (en 2004) n’a pas donné cette impression.
Cette intégration de 10 nouveaux Etats, essentiellement des anciens pays du bloc communiste, a été faite comme s’il s’agissait d’enterrer un phénomène déjà mort, la guerre froide et un adversaire, la Russie, comme si c’était encore l’URSS. On arrive ainsi à un second aspect des origines de l’unification de l’Europe, la guerre froide : origine historiquement dépassée qui invite à se demander ce que veulent maintenant les anciens pays de l’union et ce qu’attendent les pays de l’Est de l’UE voisine. Pourtant les « décideurs » ont agi comme si la guerre froide structurait encore les pensées, comme s’il fallait la gagner jusqu’au bout, au lieu de penser sans elle. C’est aussi comme si l’UE devait s’étendre à des espaces vides d’emprise géopolitique extérieure mais sans fixer d’objectifs politiques à cela et sans même avoir une logique classique de puissance, puisque l’entrée de ces nouveaux pays est souvent synonyme d’un renforcement de l’atlantisme au sein de l’UE. Grossir, si c’est toujours dans la dépendance de l’OTAN et donc des Etats-Unis, n’est pas éviter le déclin.
De plus, l’élargissement s’est fait sans qu’il y ait, dans aucun pays de l’union, de débat impliquant tout le corps des citoyens. Et si l’élargissement se traduit d’abord par une extension du marché commun et de la concurrence entre des pays très éloignés sur les plans fiscaux et sociaux, sensés favoriser la croissance économique générale, qu’y a-t-il d’autre pour le justifier aux yeux de l’opinion ? Une sorte de réflexe anti-guerre froide, qui justifie uniquement par le passé, un passé révolu, l’intégration des PECO (pays d’Europe centrale et orientale) : l’Europe unie aurait vocation à aller là où le bloc de l’Est n’est plus. Ce n’est pas très prudent quand on sait que l’éclatement de l’URSS de 1991 (continuité territoriale de l’empire russe) n’est pas due à un soulèvement enthousiaste des peuples mais à la volonté de hiérarques de conserver places et fonctions et quand on peut s’attendre à ce que la Russie ne supporte pas les empiètements, américains comme européens, sur son territoire historique. C’est de toute façon peu pour éteindre les questions que pose cette intégration faite sans harmonisation sociale préalable, sans programme de rattrapage volontaire de l’économie des nouveaux pays entrants. C’est peu pour donner une légitimité nouvelle à la poursuite de l’unification.
Or face à un élargissement exceptionnel (par son ampleur et sa rapidité) et à une proposition d’approfondissement (par le TCE), qui n’ont d’autre fondement économique que l’autorégulation libérale par le marché (la « concurrence libre et non faussée »), la question sociale est plus que jamais posée à l’Europe. Une Europe dont les institutions supranationales (la BCE et la commission) contrôlent maintenant les deux instruments de la politique économique conjoncturelle : la monnaie et les dépenses budgétaires des Etats. C’est alors l’objectif de développement économique et social qui est en jeu. Une construction fondée sur le libre-échange était au départ acceptable, entre un nombre de pays limités (6 dans la CECA en 1951, puis dans la CEE en 1957 : Allemagne, Italie, France et pays du Benelux), dans une période de croissance forte et régulière (les fameuses « trente glorieuses »), qui rendait moins problématiques les disparités économiques. Pendant qu’au niveau des nations, quels que soient les gouvernements, dominaient des politiques sociales fortes : celles de l’Etat providence, interventionniste, régulateur et redistributeur. Mais à partir des années 1980, le libéralisme et la réaction dite « politique de réforme » (Thatcher… Chirac 2, Balladur…) ont balayé l’Europe et relégué ces politiques aux oubliettes, pendant que les traités européens s’établissaient toujours sur des bases libérales.
La logique libérale en Europe a ainsi trouvé un premier aboutissement dans le traité de Maastricht (1992). La création de la monnaie unique est en effet, en même temps, la victoire du monétarisme, école économique du néolibéralisme (menée par Milton Friedman). Le monétarisme est fondé sur le refus de toute inflation, qui finirait toujours, comme une loi naturelle, par désorganiser toute l’économie. Traduit dans les critères de convergence (renforcés dans le Pacte de stabilité), il empêche toute politique de relance économique par la monnaie elle-même, avec des taux d’intérêt qui faciliteraient l’investissement. Mais la relance par la dépense budgétaire est aussi empêchée, par la limitation du déficit et de la dette publique, puisqu’elle est susceptible d’augmenter la masse monétaire et donc de créer de l’inflation… La politique budgétaire est prétendument laissée aux états mais leur possibilité de choisir cette politique est dérisoire, car contrainte par la limitation des déficits. Le résultat du monétarisme, à l’œuvre à travers le traité de Maastricht, est la croissance molle et l’aggravation du chômage dans la zone euro. Alors que les Européens auraient besoin de politiques qui soutiennent l’activité et l’emploi.
La « dérive » libérale est aussi politique : pour les néolibéraux, la politique monétaire doit être confiée à une banque indépendante, chargée de faire respecter des critères économiques définis à l’avance et non issus de politiques conjoncturelles décidées par des gouvernements, pourtant démocratiquement constitués. Ainsi la BCE (Banque centrale européenne) est chargée d’empêcher l’inflation, quelles que soient les conséquences économiques et sociales. Citons pour illustrer ce point, les propos prémonitoires de Pierre Mendès-France, qui avant de voter contre la ratification du traité de Rome, créant la CEE, était intervenu le 18 janvier 1957 à l’Assemblée nationale, pour dénoncer les risques d’un Marché commun, fondé sur le « libéralisme classique du 19ème siècle » : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes : soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une « politique », au sens le plus large de mot, nationale et internationale ». En effet, l’absence d’influence des pouvoirs publics sur la politique économique freine également l’approfondissement démocratique des institutions européennes et donc l’émergence d’une citoyenneté européenne. Les Européens peuvent difficilement se reconnaître dans des politiques économiques qui leur échappent et dont bon nombre d’entre eux constatent les aberrations. Que peuvent être la légitimité d’institutions supranationales comme la BCE et la commission quand, sans être issues du suffrage universel, ni même contrôlées par des pouvoirs représentants des citoyens, mais en se référant uniquement à l’application de traités, elles n’assurent même pas le bien-être économique ?
Cela dit, le libéralisme ne suffit pas seul à expliquer la carence démocratique de l’UE. La critique antilibérale fait oublier la prégnance de la démocratie-chrétienne, acquise tout au long du processus d’unification européenne. Le manque de démocratie est en effet antérieur à la déferlante libérale.
C’est le traité de Rome, fondant la CEE en 1957, qui définit les fondements institutionnels sur lesquels on vit toujours, prolongés par Maastricht et même par le projet de constitution de 2005. Faisant un compromis entre le pouvoir supranational et le pouvoir intergouvernemental, le traité de Rome crée le « triangle institutionnel » : commission nommée et parlement élu, pour le supranational ; conseil des ministres, puis ajout de celui des chefs d’Etat, pour l’intergouvernemental. Il fait aujourd’hui apparaître à tous, son insuffisance démocratique. L’Exécutif, détenu à la fois par les Conseils des chefs d’Etat ou des ministres et la commission, est peu lisible. Et le pouvoir exécutif de la commission est d’autant plus grand qu’elle est, face à ces conseils ponctuels, un organe permanent. Le partage et la séparation des pouvoirs ne sont pas clairs : la commission et le conseil des ministres détiennent à la fois un pouvoir législatif et exécutif. Quant au Parlement, seul organe supranational issu du suffrage universel, il ne possède toujours qu’une part réduite et secondaire du pouvoir législatif. Enfin, depuis le traité de Maastricht, le triangle institutionnel est devenu un carré avec la création de la BCE, dont le directeur est nommé.
Ainsi dans l’UE, la légitimité technocratique de la commission et de la BCE, l’emporte sur la légitimité démocratique. Or il n’y a pas de « légitimité » technocratique théorisable dans une démocratie : la compétence sélective n’ouvre pas de droit particulier et être un « expert » ne peut donner aucun pouvoir qui échappe au principe de souveraineté populaire.
Selon nous, c’est la démocratie chrétienne d’abord, ensuite conjuguée avec le libéralisme, auquel les démocrates-chrétiens n’adhéraient pas entièrement à l’origine, qui empêche l’émergence d’une Europe démocratique et celle d’un peuple européen, c’est-à-dire d’un ensemble de citoyens dont le pouvoir supranational serait directement issu. A ce propos, rappelons le poids, dès le départ, des démocrates-chrétiens dans le processus européen, qui amènent une conception des institutions étrangère aux bases théoriques et originelles de la démocratie. Ainsi en 1947, une internationale démocrate-chrétienne (la NEI ou nouvelles équipes internationales, sous-titrée, Union internationale des démocrates-chrétiens) sait se saisir de l’opportunité historique d’emboîter son projet idéologique et la construction européenne. Et lorsque naît la CECA (marché commun du charbon et de l’acier, ancêtre de la CEE) en 1951, dans les 6 pays concernés, on trouve des chefs de gouvernement ou des ministres des affaires étrangères démocrates-chrétiens, comme Robert Schuman, ministre des affaires étrangères de la France.
Les démocrates-chrétiens veulent refonder, à partir de la philosophie politique du christianisme, la démocratie, constituée théoriquement et en pratique sur des bases différentes ou opposées. Ils s’inspirent du rêve chrétien et médiéval d’une Europe communautaire et pacifiée, insistent sur le rôle du christianisme (surtout du catholicisme, et la série de films consacrés aux aventures de Don Camillo auxquels Fernandel garantit le succès est bien dans ce contexte-là) en Europe et sur l’unité « culturelle » du continent. Dans la période de la guerre froide les démocrates-chrétiens veulent que l’Europe unie présente un visage chrétien, comme arme face au communisme, et s’opposent à l’individualisme, source selon eux du collectivisme (en réaction) comme du nationalisme (comme dérive du principe de souveraineté nationale). Au contraire, dans la conception démocratique, les individus sont l’origine du pouvoir et de son organisation, puisqu’en eux, il y a d’abord les citoyens, dotés de droits politiques fondamentaux. L’Europe de la démocratie-chrétienne n’est donc pas un espace fondé sur la citoyenneté mais sur l’idée communautaire.
Pour prendre un exemple concret, lorsque Robert Schuman, ministre des affaires étrangères MRP[1] de la France, présente le 9 mai 1950, le plan à l’origine de la fondation de la CECA, sa méthode a consisté à ne consulter, ni les ministres du gouvernement, ni les organisations professionnelles, à ne pas présenter son projet au Parlement français et à éviter toute diffusion publique. Pour lui, il fallait certes créer un choc psychologique. Mais sa démarche annonçait la construction d’une Europe par le haut, non par le politique mais par l’économique et surtout sans les peuples[2]. Quoique l’on pense par ailleurs des résultats de cette méthode, il faut reconnaître qu’elle a évacué la question de la souveraineté, de la citoyenneté et de la légitimité démocratique dans l’Europe unie. Il est bon de le rappeler, quand on parle de l’homme encensé, dans le consensus général, comme un des « pères » de l’Europe. Un père de l’Europe, en outre, qui ne s’était justement pas illustré par un passé politique de démocrate. C’est le moins que l’on puisse dire de Schuman, qui avait montré de la bienveillance envers le putsch de Franco, qui avait voté (pas seul il est vrai) les pleins pouvoirs à Pétain et qui avait refusé la collaboration mais sans jamais devenir résistant. Il est vrai que l’héroïsme ni la grandeur ne sont des obligations.
Au regard de cette prégnance de la démocratie-chrétienne, ce n’est donc pas un hasard si le terme de « communauté » européenne s’est imposé. Comme si l’unification était une vocation culturelle, pour ne pas dire naturelle, s’imposant (par le haut en pratique) aux Européens et non un choix politique dépendant des citoyens. On rejoint alors l’autre origine de la faiblesse démocratique des pourtant nommés « démocrates » chrétiens : le principe de subsidiarité. Il est clairement énoncé par Altiero Spinelli (dans son projet d’UE en 1984). Pour ce militant italien du fédéralisme européen : le pouvoir européen est subsidiaire, l’union n’agissant que pour les tâches qui peuvent être entreprises en commun de manière plus efficaces que séparément par les Etats membres. La subsidiarité figure dans le traité de Maastricht et se trouvait au cœur du TCE. Mais c’est bien d’abord un pape, Pie XII (à la tête de l’Eglise catholique de 1939 à 1958), qui s’était efforcé de l’attacher à la construction européenne.
Le principe de subsidiarité serait un moyen de sous-tendre un projet fédéraliste, mais véhicule également une idée fondamentale de la philosophie politique chrétienne. Avec le principe de subsidiarité (qui imprègne aux origines Thomas d’Aquin, théologien du 13ème siècle), selon lequel le pouvoir politique n’est là que pour donner de l’aide (subsidium) au bien commun, l’héritage de la pensée chrétienne s’oppose d’un point de vue théorique à la conception démocratique, qui fonde le pouvoir sur d’autres principes : la souveraineté des citoyens, les droits individuels ou le contrat social. Car cette pensée, aux 19ème et 20ème siècles, veut dépasser le tête-à-tête individu-Etat, pour fonder l’organisation sociale et politique sur les corps intermédiaires et les communautés : la famille, la corporation, la région… jusqu’à l’Europe, nous l’avons vu, considérée comme une communauté. C’est bien le contraire de la conception démocratique du pouvoir, d’Athènes comme de la République française, qui pose un rapport direct entre l’individu-citoyen et l’Etat ou le pouvoir, qui émane des citoyens et de leur volonté générale, dont la légitimité provient directement et uniquement des citoyens. Rappelons les termes utilisés par Robespierre, lors d’un discours à l’Assemblée constituante, le 22 octobre 1789 (où il était un des premiers et très rares démocrates) : « la souveraineté réside dans le peuple », c’est-à-dire précise-t-il immédiatement, « dans tous les individus du peuple ». Rien, ni aucun corps, ni aucune communauté, ni aucune institution d’ailleurs, ne doit pouvoir déposséder les individus de cette souveraineté.
A l’opposé, on peut voir dans la subsidiarité, une explication (au moins partielle) du poids de ce qui devient des sortes de corps constitués, siégeant en permanence, sans beaucoup devoir aux gouvernements issus du suffrage universel et sans rien devoir du tout aux citoyens : groupe de technocrates comme la commission ; juges de la cour européenne qui interprètent les traités, peuvent sanctionner des Etats-membres concernant l’observation de leurs arrêts et influent sur le contenu de l’union ; réunion de personnalités autoproclamée « convention » pour préparer le projet de constitution. C’est encore la subsidiarité qui sous-tendrait les unions transnationales de régions, sensées permettre le dépassement de cadres nationaux mal adaptés, mais sans en avoir les fondements démocratiques.
Tant que l’on continuera à transcender la nation, dans l’unification européenne, par la subsidiarité ou la communauté, cela même si l’on parle officiellement de l’Union européenne (mais en continuant d’utiliser l’expression « institutions communautaires »), il ne faudra compter sur aucun progrès significatif de la démocratisation des institutions supranationales. Une démocratisation de la construction européenne impose de substituer la primauté de la citoyenneté à celle de la subsidiarité et de la communauté. Si l’on veut dépasser la nation, de façon démocratique, cela doit passer par des institutions supranationales ayant une légitimité comparable, c’est-à-dire issue du suffrage universel. Pour le moment, il n’y a que le Parlement européen. Et nous rajoutons que ce dépassement doit se faire de façon républicaine. C’est-à-dire par la volonté générale et au nom de l’intérêt général, donc par des choix conscients, volontaires et éclairés émanant directement des Européens, à travers des débats publics sur des traités et des questions présentées clairement et honnêtement : le contraire de ce qu’avait fait Schumann à l’origine de la construction européenne, le contraire de ce qu’avaient prévu de faire la convention et la commission ayant présenté le projet de constitution en 2005.
Par ailleurs, comme l’unification européenne pose aussi la question de son élargissement, et pour que cet élargissement, sa poursuite ou son arrêt, aient une légitimité (et donc une force) démocratique, il faut définir ce que l’on entend par « l’Europe ». Si on prétend l’unifier, il faut savoir si l’on donne des limites à l’Europe et si oui, lesquelles. Un autre problème, crucial, se pose alors : celui de l’extension infinie du droit international. Le droit international est fondé sur la volonté d’établir et de garantir la paix. Après la seconde guerre mondiale, sa thématique s’impose d’abord à travers la création de l’ONU, qui a vite fini par regrouper presque tous les Etats de la planète. Tout cela constitue un acquis historique majeur. Mais le problème est que le droit international dans sa version droit européen, qui prime sur le droit national, porte maintenant sur tout et que cela semble aller de soi. Il en ressort une construction européenne qui étend le droit supranational et qui s’étend géographiquement indéfiniment, sans que jamais cette logique ne soit explicitée aux citoyens par le groupe effectif « d’institutionnels », de technocrates, d’experts, de journalistes, d’hommes politiques… qui en est à l’origine.
Or, la construction européenne est une démarche politique : son approfondissement comme son élargissement. Et le droit supranational qui va avec doit être approprié et mis en débat par les peuples qui en dépendent. Il n’y a même aucune raison à ce que, ce que nous nommons « Europe » au sens de l’UE, s’étende forcément sur tout ce que nous nommons « Europe », au sens de continent, ou exclut un pays qui n’y serait pas. En effet, on chercherait en vain un continent européen dans la géographie, l’histoire ou la culture. L’Europe n’a pas de limites géographiques a priori : les limites des continents sont des conventions cartographiques anciennes et artificielles. Et dans le cas du continent européen, la limite de l’Oural à l’Est n’a même pas de valeur naturelle (si tant est que cela ait une importance) : dire que l’Europe va de « l’Atlantique à l’Oural », comme le faisait De Gaulle, c’est en fait se positionner politiquement par rapport à la Russie. Rien dans l’histoire ne s’apparente non plus à cette « Europe » au sens de continent : ni le monde grec, ni l’Empire romain, ni l’Empire carolingien ne correspondent à cet espace. Il n’y a pas non plus de communauté de culture sur tout le continent Europe, qui la différencierait en outre de ses voisins. La « culture », assimilée souvent à l’héritage judéo-chrétien, est d’abord un faux argument utilisé par les opposants à l’entrée de la Turquie dans l’UE, et par des cléricaux soucieux de l’influence du christianisme dans le champ politique européen. Si l’on en reste aux rapports des sociétés avec la religion, il y a par exemple autant de diversité entre la France et la Turquie qu’entre la Pologne et la France : la France est un pays proclamé laïque, où le catholicisme reste la première religion mais où la croyance et la pratique religieuses sont particulièrement faibles ; la Turquie est un pays où l’écrasante majorité de la population reste musulmane mais où la laïcisation est assez avancée ; la Pologne est un pays où la population reste très catholique et où la laïcité est peu avancée. Aucune prédestination culturelle là-dedans pour se comprendre et s’unir a priori. Bref, l’Europe de l’UE est bien une construction politique, qui relève donc d’une volonté et non d’une vocation à s’étendre sur un continent qui n’a aucune réalité autre que cartographique ou sur des pays de l’Est qui en feraient géographiquement, historiquement ou culturellement partie.
De la même façon, le droit européen n’a pas de vocation à s’imposer à celui des nations. C’est le choix des nations d’abandonner des pans de leur souveraineté. Comme c’est leur choix de s’unir à d’autres. Tout est possible, mais rien n’est légitime en soi. Comprendre cette idée, c’est refuser un approfondissement de l’UE qui échappe à toute référence doctrinale, si ce n’est celle d’un droit international qui n’est pas conçu pour cela ; c’est refuser un processus d’élargissement dans lequel les choix politiques ne sont pas révélés ; c’est refuser finalement la dépolitisation de la construction européenne.
Les limites de l’Europe sont celles que nous lui donnerons. De même que l’importance du droit et des pouvoirs supranationaux est celui que nous acceptons : politiques communes, institutions, traités voire constitution future. Mais que proposer pour que ce « nous » soit celui des citoyens et des peuples et pas « d’élites » ou de groupes restreints, pour que ce « nous » corresponde à une volonté politique collective, à une volonté générale traduite dans un intérêt général européen et pas à une communauté fantasmée ?
La construction européenne est restée entre les mains d’experts, obscurcie par le fonctionnement complexe de conseils spécialisés, développée subrepticement par une jurisprudence de la cour de justice européenne dont l’interprétation des conséquences des traités empiétait allègrement sur le champ politique, pour lequel elle était et demeure dépourvue de légitimité. Bref cette construction s’est faite comme à côté des peuples et sans leur mobilisation démocratique, pour la plus grande commodité de leurs propres gouvernements qui se défaussaient ainsi de la responsabilité de décisions difficiles à faire accepter par leurs opinions publiques. L’affaire de la directive Bolkestein en est une nouvelle illustration : ce n’est qu’avec la montée de la contestation antilibérale, portée par le « non » de gauche au TCE, que les responsables et les dirigeants qui avaient accepté le principe de cette directive (notre président en tête !) ou qui se gardaient d’en parler, se sont mis à la condamner.
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