Si l’on réunit des militants, de « simples » citoyens ou même des enseignants, si on lit la presse, si l’on regarde quelques émissions ou reportages des chaînes télévisées et si l’on écoute bon nombre de « politiques », on constate que l’Ecole est très souvent abordée sous l’angle de ce qui se passe dans LES écoles. Naissent alors des débats passionnés sur les méthodes de lecture et la pédagogie, la défaillance des familles qui se répercuterait sur l’enseignement, le poids des cartables, le « malaise enseignant », le bizutage, les rythmes de travail des enfants et les devoirs à la maison, la discipline, l’incivilité et la violence dans les établissements scolaires, le niveau des élèves français qui baisserait, l’ordinateur à l’école et les tableaux interactifs…
Le succès de tels sujets s’explique en partie par le goût pour la mise en spectacle du « concret » par les médias, même s’ils abordent la plupart du temps l’école par ses marges ou par de faux clichés. Ainsi, la violence physique, entre élèves ou à l’encontre de professeurs, qui fait périodiquement les gros titres de la presse ou des journaux télévisés, est un phénomène grave, mais limité à des établissements très minoritaires et des situations ponctuelles. Ainsi, la méthode globale de lecture, dénoncée à l’envi, n’est plus d’actualité dans les écoles primaires et n’a jamais été répandue comme on se fait peur à le croire, tandis que la méthode syllabique, contrairement à ce que l’on se plait à dire, n’a pas fait que d’excellents lecteurs.
La dépolitisation de l’école
Surtout, ces débats ont deux limites. En premier lieu, concernant ce que l’on apprend à l’école et comment on l’enseigne, ils sont avant tout « techniques ». Or, discuter de pédagogie et des formes d’une éducation qui est collective nécessite, comme toute autre pratique de spécialistes et de professionnels, un degré minimum de connaissance et d’analyse et il ne suffit pas et même il n’est pas nécessaire d’avoir élevé des enfants pour avoir un avis sérieux dans ce domaine. En second lieu, ils ne permettent pas de répondre à des questions plus politiques, en rapport avec le fonctionnement de la Cité : quelles sont les attentes de la collectivité, quelles missions donne-t-elle à l’école et comment veut-elle que son gouvernement permette leur accomplissement ? C’est pourtant à ce propos, dans une démocratie, que l’opinion, les besoins et les revendications de tout citoyen, sont nécessairement recevables. Cela est autre chose que de savoir comment les pratiques enseignantes et éducatives sont mises en oeuvre dans les établissements scolaires.
L’Ecole, c’est en effet un ensemble d’établissements, avec des élèves, des professeurs et une administration, qui font leur métier (puisque l’on utilise aussi l’expression de « métier » d’élève) de telle ou telle manière et qui nouent telle ou telle relation. Mais l’Ecole, c’est aussi un système, qui mobilise des ressources collectives (humaines, matérielles et financières) et qui participe à la structuration de la société et de la nation. Et traiter d’un système, c’est s’interroger sur sa construction globale et son rapport avec la société et le pouvoir. Et comme en France l’enseignement est un devoir de l’Etat (selon l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946 repris en 1958 : « L’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque est un devoir de l’Etat »), ce qui sous-entend qu’il est un service public, l’école est plus qu’un système.
L’Ecole est une institution. Dans la vie de la nation, c’est donc un objet politique : son organisation, sa fonction et ses attributions relèvent des choix de la collectivité, que l’Etat et ses dirigeants doivent assumer et respecter. Théoriquement, dans la République, elle doit alors être fidèle aux principes de l’égalité en droit et de l’intérêt général, le rôle de tout gouvernement devant être normalement la perpétuation de ces principes. A moins qu’un gouvernement cesse de les reconnaître, ce qui n’a jamais été officiellement et publiquement assumé.
Il est donc regrettable que, dans le débat public et sur la scène médiatique, l’Ecole ne soit pas prioritairement et essentiellement traitée comme une institution. D’autant plus qu’au cours de notre histoire républicaine, l’école publique a été au centre de la construction de la citoyenneté (selon le principe qu’il n’y a pas de démocratie sans des citoyens éclairés), le premier terrain de l’avancée laïque et un élément constitutif de l’idéal de service public. D’autant plus aussi, que le système scolaire est menacé (en France, en Europe et dans le monde) par la remise en cause libérale et marchande des services publics. Or, même quand nos concitoyens se perdent dans des sujets qui dépolitisent l’Ecole, ils posent encore de vraies questions et surtout ils continuent de prouver leur attachement à cette institution. Seulement, ils passent à côté de l’essentiel et de ce qui les concerne vraiment.
La dimension institutionnelle du service public d’éducation a subi, il est vrai, de durs assauts. Ces assauts sont venus de gouvernements de droite : traditionnellement, pour les uns, sous le prétexte de la liberté d’enseignement, principe de valeur constitutionnelle ; plus récemment, pour d’autres et au vrai pour la plupart, dans le cadre de la marchandisation des services dans lesquels la tentation est grande d’inclure tout ce qui dans l’éducation peut être source de profits. Mais ils sont aussi venus de gouvernements de gauche, peu vigilants sur la sauvegarde de quelques piliers de la République et précisément de celui-ci.
Voyons cela de plus près. Nous considérons que le service public d’éducation, à valeur constitutionnelle, comme obligation de l’Etat, n’a pas été défendu comme il aurait dû l’être par nos représentants, en particulier dans les instances européennes. Lorsque Luc Ferry, ministre de M. Raffarin, s’est laissé aller à dire que l’éducation nationale était une fonction régalienne, ce qui nous paraît juste puisque ses missions consistent entre autres à former des citoyens, il a commis une erreur d’appréciation sur l’état actuel de la jurisprudence européenne et donc de la réalité politique. Pour comprendre si un service public à valeur constitutionnelle est à l’abri d’empiètements des juges européens, il faut prendre en considération l’un des fondements de la fonction publique qui a été volontairement délaissé par nos représentants dans les vingt dernières années : la clause de nationalité.
La clause de nationalité est légitimée par le désir de l’Etat d’être assuré de la loyauté de ses fonctionnaires ; le traité de Rome en 1957 prévoyait la libre circulation des travailleurs mais l’article 48, §4 en excluait « les emplois de l’administration publique ». C’est ce que ne purent supporter les partisans d’un intégration renforcée mais qui pour autant ne se sentaient pas en position de force pour engager le débat avec les opinions publiques ou si l’on préfère les électeurs et citoyens des pays constitutifs de l’Union. Ils eurent donc recours à ce qu’on a depuis appelé la « dérive jurisprudentielle », en faisant jouer à la Cour de Justice européenne un rôle politique car pesant sur l’organisation constitutionnelle interne des états membres. Les deux arrêts clefs de la CJCE[1] sont ceux du 17 décembre 1980 et du 26 mai 1982. Ils expriment une conception restrictive de la notion « d’emplois de l’administration publique » en les définissant comme ceux qui comportent « une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique ». L’Etat français n’émit pas de réserve sur un empiètement aussi manifeste de la part d’un corps judicaire international sur ses propres prérogatives de souveraineté. Ce n’est qu’au Sénat que furent évoquées ces questions primordiales touchant finalement à la nature du lien entre les élus et les citoyens ; d’abord par une question préalable de Charles Lederman, lors de la discussion de la loi d’ouverture de la fonction publique, ensuite par Maurice Schumann qui déclara à propos de l’arrêt du 17 décembre 1980 que la CJCE avait par son interprétation nouvelle procédé de fait à une révision du traité fondateur de 1957 : « il s’agit de ce que l’on appelle tant en philosophie qu’en droit, saltus mortalis par-dessus la logique et par dessus la lettre d’un traité » (JO, débats Sénat, séance du 25 avril 1991).
Comme le rappelle Ramu de Bellescize (Les services publics constitutionnels, LGDJ, 2005), « les effets de sa suppression (de la clause de nationalité) dépassent le stade d’une réforme dont le seul but serait de faciliter la liberté de circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne. La réforme comporte indéniablement un aspect idéologique ». C’est bien le plus préoccupant dans la manière dont sont abordées les questions européennes : toujours de manière biaisée, comme si le peuple souverain n’était pas majeur. En 1991, le Conseil constitutionnel valida la loi en s’appuyant sur un raisonnement qui précisait que l’exercice de prérogative de puissance publique impliquait l’exercice du pouvoir de contrainte, que la clause de nationalité n’était pas supprimée, qu’il lui était seulement apportée une dérogation au profit des ressortissants de la communauté économique européenne, et uniquement pour les corps, cadres d’emplois et emplois dont les attributions étaient séparables de l’exercice de la souveraineté (cf Ramu de Bellescize, op .cit. et JO du 25 juillet 1991, CC 91-293, DC du 23 juillet 1991).
Moyennant quoi 80 % des emplois de la fonction publique d’Etat sont présumés hors de l’administration publique et ce cataclysme institutionnel a été soigneusement occulté, car il s’inscrit dans une volonté de liquider le service public d’Etat. Bien entendu, dans la logique de tels errements, le gouvernement Rocard, en 1991, au lieu de réaffirmer que l’instruction d’un élève est une tâche fondamentale de l’Etat et pour l’exercice de la souveraineté nationale, laissa filer une des bases de la légitimité du lien entre le citoyen et les institutions, lien que celui-ci est censé valider par ses suffrages périodiques. Tandis que lors de l’élaboration de la loi de 1983 sur la fonction publique, la clause de nationalité allait de soi au point de ne pas susciter de débat. Il nous semble étonnant qu’à l’occasion de déclarations récentes sur le rôle de l’Ecole, le respect dû aux règles et les rapports avec une jeunesse en déshérence, ces péripéties oubliées d’une réforme en tapinois de l’Etat n’aient pas été rappelées.
Dans un cadre ainsi bouleversé mais dont les gestionnaires des services publics sont, du moins ceux investis de pouvoirs de décision, parfaitement conscients et adeptes enthousiastes, il est naturel que l’opinion publique soit soumise à un flot de publications et de commentaires fort éloignés de ces questions essentielles sur la nature même des missions, du rôle social et de la place structurante du service public d’éducation.
On peut trouver là l’origine de la diffusion de discours dépréciatifs et critiques, qui oscillent entre l’élitisme passéiste et un modernisme pédagogiste, comme leurres commodes. D’un côté le regret de l’école d’avant, où l’on savait ce qu’était la discipline, où l’on enseignait la morale, où l’on apprenait à lire selon la bonne vieille méthode du B-A,BA, dont sortaient des élèves qui ne faisaient pas de fautes d’orthographe, dans laquelle on faisait des compositions et où le niveau était plus élevé… : une vision très « IIIe République », du temps d’une école publique mythifiée et idéalisée, dont la création est un acquis historique fondamental, mais qui est en fait celle d’avant la massification et qui excluait les classes populaires de l’accès au secondaire. Une vision qui touche d’autant plus que c’est encore, pour beaucoup de nos concitoyens nés avant 1960, l’école de leur jeunesse et de leur bagage intellectuel : des choses que l’on ne remet pas en cause facilement.
D’un autre côté, le rejet du « conservatisme » de l’Education nationale et des professeurs, qui refusent l’innovation pédagogique, qui ne changent pas leurs méthodes, qui brident la créativité des enfants et ne tiennent pas compte de leurs besoins, qui ne veulent pas s’adapter à leurs élèves, qui restent fermés au monde extérieur et à l’avis des parents, qui ne travaillent pas assez et qui ne restent pas assez longtemps dans leurs établissements… Une critique qui se répand d’autant plus qu’elle est facile, qu’elle évite de s’intéresser à la réalité, plus complexe, d’une école et d’un enseignement qui ont considérablement évolué, et qu’elle sonne progressiste tout en flattant les instincts les plus bas contre la fonction publique.
De tels discours sont construits, à l’origine, par des organisations syndicales d’enseignants plus ou moins minoritaires (le SNALC pour la droite passéiste, le SE-UNSA et surtout le SGEN-CFDT pour la gauche pédagogiste), des figures intellectuelles plus ou moins médiatiques (Finkielkraut pour les passéistes, Dubet pour les « modernes »), plus ou moins « politiques » (dont l’archétype fut Claude Allègre), des « experts » ou des technocrates.
M. Thélot nous paraît être une illustration de ces producteurs de discours qui négligent la dimension institutionnelle. C’est lui qui dirigea la rédaction du rapport sur l’Ecole, à la commande du ministre François Fillon (sous le gouvernement Raffarin), dont les conclusions ne correspondaient pas aux attentes et aux revendications qui s’étaient exprimées dans les débats, menés dans les établissements scolaires et sensés pourtant servir d’inspiration : par exemple, l’expression du besoin d’un effort budgétaire accru pour l’Education nationale était par avance (mais on s’en doutait) écartée. Sans grande référence politique ou doctrinale, ces discours sont relayés dans les grands partis et les médias sans correspondre vraiment au clivage droite/gauche. Ils se transmettent ensuite de façon plus ou moins caricaturale dans une partie de l’opinion et se mélangent souvent dans les esprits.
Entre les deux, il est parfois difficile de construire un projet authentiquement progressiste, qui parte des réalités, des pratiques et des vécus (des enseignants comme des élèves) divers et complexes de l’école et qui cherche à les mettre en perspective dans une approche vraiment politique. Il est révélateur que ce soit la FSU, syndicat majoritaire et le plus représentatif des enseignants, le mieux à même et le plus décidé à avoir une telle approche (malgré ses limites et ses hésitations), qui subisse les attaques les plus dures des passéistes élitistes comme des pédagogistes.
Face à une école publique menacée, ne pas reculer sur l’exigence de service public.
Il est alors facile pour une autre rhétorique et une autre politique de s’imposer, portées par la droite (mais présentes aussi dans une partie de la gauche). Elles tournent autour de deux principes, détournés à des fins anti-sociales : l’individualisation et l’égalité des chances.
D’une part, l’Ecole devrait ressembler à un service individuel permettant aux élèves d’accumuler le « capital humain », nécessaire à l’insertion dans le marché du travail et dans la société de la connaissance. En sachant bien sûr, qu’une partie d’entre eux (dont on ne peut guère douter du milieu social et de l’origine) verra ses ambitions réduites à la maîtrise d’un « socle commun » (selon les termes de la loi Fillon-Robien) minimaliste et à des « compétences comportementales » (l’expression est dans le rapport Thélot). C’est à la fois un recul historique et un renoncement à une conception égalitaire de l’école. Les jeunes concernés devraient ensuite occuper, docilement, les emplois les plus déqualifiés. Emplois pour lesquels ils seront de toute façon en surnombre. Mais cela n’a pas d’importance quand sont menées, par ailleurs, des politiques néolibérales qui ne visent plus le plein emploi.
D’autre part, les inégalités scolaires, qui mènent aussi à l’« échec scolaire » (que personne ne définit précisément) sont expliquées par des facteurs individuels ou familiaux. La dimension sociale de ces inégalités est écartée ou mise au second plan. Cela facilite l’action et la communication de ceux qui, à droite, veulent conserver l’ordre établi ou ceux qui, à gauche, ont renoncé à la transformation sociale. Pourtant, les parcours scolaires dépendent d’abord de l’environnement socio-économique de leurs écoles et des dispositions acquises par les jeunes, qui sont beaucoup plus complexes. Elles résultent de déterminismes sociaux (le milieu socioculturel), du bain « culturel » familial aux aspects les plus matériels (les conditions de vie à la maison), de la valorisation du savoir (lui-même lié à l’environnement social) et de relations humaines (influant ou non dans le bon sens). Mais il est plus facile de renvoyer la culpabilité de l’échec aux élèves, aux familles et aux maîtres qu’à la société, à la montée globale des inégalités ou aux politiques… néolibérales.
Pour fonder d’un point de vue théorique l’individualisation, il faut bien alors revenir sur ce qu’est originellement l’égalité dans la République : l’égalité en droits. L’égalité des chances lui est substituée. C’est ce qu’a illustré Jacques Chirac lors de son allocution télévisée du 14 novembre 2005, dans sa navrante réponse aux émeutes des banlieues de l’automne 2005, déclarant : « Le devoir de la République, c'est d'offrir partout et à chacun les mêmes chances. » Alors que le premier devoir de la République, c’est de garantir l’égalité des droits et sa réalité, dans les faits. La théorisation de l’égalité des chances n’est qu’une façon secondaire et plus ou moins libérale, d’adapter ce passage de l’égalité de droit à l’égalité de fait. Dans une société parfaite, elle pourrait être discutable. Mais dans la société réelle, inégalitaire, le concept d’égalité des chances n’est pas opératoire, puisque de fait les élèves ne partent pas avec les mêmes chances et il ne suffit pas de leur donner les mêmes « opportunités » pour qu’ils puissent réussir.
Par ce concept, on dérive facilement sur l’idée que si l’on a eu sa « chance », on a ensuite ce que l’on « mérite » : toutes les inégalités sont justifiées voire moralisées. L’Ecole n’est plus un service public, pour lequel l’Etat doit tout faire pour que tous en profitent également. C’est une sorte de service universel minimum, qui ne doit pas avoir les mêmes ambitions pour tous, mais seulement ouvrir des établissements gratuits. Si l’on y échoue, tant pis pour soi. Il ne reste alors à l’Ecole que son rôle de sélection. A l’opposé, ces termes issus du projet Langevin-Wallon, centré sur le principe de justice et élaboré à la Libération en 1945-1946, dans l’esprit rénovateur qui animait le CNR (Conseil national de la Résistance), nous semblent indépassables, en tout cas indépassés car correspondant à des objectifs qui n’ont jamais été atteints : «L’enseignement doit donc offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la Nation ». L’éducation n’est pas une chance, mais un droit : un droit à l’épanouissement intellectuel et à un développement individuel complet. Et un droit ne se mérite pas. Avec le thème de l’égalité des chances, on arrive vite à tuer le principe d’égalité réelle des droits ou celui d’égalité tout court.
L’utilisation des termes de « motivation », de « goûts », de « capacités » ou de « talents » des élèves, sous-entendus inégaux, vient ensuite expliquer les inégalités scolaires. L’éducation nationale, qui serait trop uniforme, devrait les accepter, les reconnaître et les sanctionner par les diplômes plutôt que de penser à l’égalité, à l’élévation générale du niveau et des qualifications. Comme si la motivation, les goûts et les capacités étaient des données naturelles, alors qu’elles sont liées à l’environnement économique, social et culturel.
L’argumentation sur la prétendue uniformité ou rigidité du système est en outre une supercherie. Avec les créations des voies professionnelles et technologiques, le système scolaire s’est considérablement diversifié au niveau du lycée, à partir de l’âge auquel on pense raisonnablement que les élèves peuvent choisir une orientation. Et si les inégalités sociales s’accroissent à l’école, c’est d’abord à cause d’une tendance à l’éclatement du système scolaire et non de son uniformité. Cette tendance est due à l’approfondissement des fractures sociales et urbaines, aux détournements de la carte scolaire et à l’évitement des établissements mal réputés. Les élèves les plus en difficulté se concentrent dans les mêmes lieux. En outre, pour limiter le départ des meilleurs élèves, des classes homogènes de niveau sont souvent créées dans les collèges, renforçant les différences entre élèves. C’est d’abord cette inégalité entre établissements qu’il faut combattre, au lieu de s’en servir pour prouver que chaque établissement et chaque individu devrait avoir des solutions propres. Mais c’est bien l’habitude de ceux qui ne remettent pas en cause les inégalités sociales et scolaires, que de les entériner telles qu’elles se présentent.
Ainsi, la droite a accéléré une politique, à l’œuvre dans une série de mesures, qui vise toujours à réduire les ambitions du service public scolaire et l’effort budgétaire qui lui est consacré. Tout d’abord, il s’agit de réduire le rôle de l’Etat comme garant, grâce à la fonction publique, d’un service également profitable pour tous les individus et sur tout le territoire : un service de même nature et de même qualité partout et pour tous. La décentralisation (relancée par le gouvernement Raffarin en 2003) et « l’autonomie » des établissements scolaires sont les instruments de ce recul organisé.
Dans cette logique, qui sous-tend la loi Fillon-Robien, les établissements scolaires seraient autonomes, c’est-à-dire tributaires de leurs « projets » et définissant des « objectifs » pour obtenir des moyens. Comme si le projet éducatif, dans le cadre du service public, ne devait pas être identique et donc également unique dans tout le pays, à moins de reconnaître que les établissements scolaires n’ont pas à rendre le même service suivant les élèves qu’ils accueillent… On devine qui seraient les perdants dans ce cadre. Quant aux personnels enseignants, ils sont de plus en plus dépendants de leurs hiérarchies administratives locales (chefs d’établissement et autorités rectorales) pour leur carrière (avancement, promotions et mutations). Sans parler des autres personnels présents dans les établissements qui sont maintenant « décentralisés » comme si leurs missions ne participaient pas à la qualité du service public d’éducation : ainsi des 93 000 TOS, chargés de l’entretien des établissements. Leurs fonctions auraient-elles des spécificités locales ?
En somme, on voit comment est préparée et réalisée, avec continuité, une gestion managériale et concurrentielle, comme privatisée, de l’école : des établissements déliés des ambitions collectives, dans lesquels toujours plus de personnels et donc de missions sont abandonnés par l’Etat, qui ont leurs propres projets et objectifs, décidés par des hiérarchies administratives intermédiaires. Ces hiérarchies (d’abord celles des principaux et des proviseurs) sont renforcées dans leurs attributions et leur pouvoir sur les professeurs, y compris dans le domaine pédagogique. Ce qui est aussi d’ailleurs une façon, utilisée continûment depuis plusieurs décennies, de dévaloriser la fonction enseignante, d’abord de manière relative, ensuite de manière absolue. L’une des caractéristiques de la dimension « collégiale » de la gestion des lycées et des collèges tenait au fait que les chefs d’établissement étaient issus des corps de professeurs et n’avaient donc aucune différence de qualification reconnue avec eux ; si cette réalité dans la qualification originelle des principaux et proviseurs subsiste, elle a été cependant largement compensée dans la gestion de la carrière ou dans les avantages attachés à ces fonctions et le décalage dans les conditions de rémunération et dans la place sociale est donc plus visible.
C’est l’opposé de ce que sont le principe, l’organisation et l’idéal d’un service public, car ils sont fondamentalement liés aux principes républicains d’égalité des droits, d’unité et d’indivisibilité du territoire. C’est la nation souveraine qui définit sa mission : un projet et des objectifs collectifs. La hiérarchie administrative et les pouvoirs territoriaux ne sont que des rouages qui concourent à l’application de cette mission. La fonction publique repose sur la fidélité à cette mission et la qualité de son recrutement. Les fonctionnaires doivent travailler, non pas en visant des buts particuliers à leur lieu d’exercice, ni pour obéir aux objectifs de leur hiérarchie (ni même à ceux qu’ils auraient établis) mais pour remplir la mission, que l’Etat, au nom de la nation souveraine leur a confiée. En pratique ensuite, leur haut niveau de qualification doit leur permettre de s’adapter à leurs conditions d’exercice, c’est-à-dire dans le cas des enseignants à leurs élèves, leurs classes et leurs établissements : il s’agit de méthodes (éducatives et pédagogiques), et non des objectifs ou des projets propres.
Avec l’abandon des références théoriques du service public, il s’agit ensuite de réduire son financement par l’Etat. L’éducation, première dépense de l’Etat est alors particulièrement visée et on voit comment, depuis 2002, les postes de professeurs et de personnel de vie scolaire sont massivement et systématiquement réduits. Des déguisements pédagogiques, justifiés par l’individualisation et l’égalité des chances, sont sensés cacher cela : parcours personnalisés pour des élèves que l’on cherche à occuper plus qu’à éduquer, avant que l’on arrive aux « contrats » passés avec les élèves en difficulté prévus par la loi Fillon-Robien ; création par cette même loi de collèges « ambition réussite » disposant de moyens supplémentaires, dérisoires face à leurs difficultés et pris sur d’autres établissements classés en ZEP[2] ; mesures de discrimination positive pour qu’une infime minorité des élèves issus des ZEP aient accès aux grandes écoles, pour que cela serve d’alibi à l’existence d’un système élitiste dont il serait enfin temps de se débarrasser…
La loi Borloo (dite sur « l’égalité des chances » justement) a même avancé l’âge d’entrée en apprentissage à 14 ans. Ce qui est un contresens complet, quand on pense aux besoins de qualification que nécessite la société de la connaissance et quand on connaît le profil des élèves visés, en rupture avec la société en général, ne s’intégrant pas souvent mieux dans les entreprises qu’à l’école. Les propositions récentes de Ségolène Royal, prétendant pourtant représenter le PS aux élections présidentielles, sur le traitement de la primo-délinquance participent de cette logique : placement « des élèves qui perturbent la vie scolaire » dans des « internats-relais de proximité », puis à partir de 16 ans, « au premier acte de délinquance » dans « des établissements à encadrement militaire ».[3] Autant dire que l’on renonce au pari de l’éducabilité au sein de l’école d’abord, de tous les jeunes et que l’on sortira ces élèves de leurs collèges pour ne pas rechercher des solutions éducatives à leurs difficultés : elles coûteraient sans doute trop cher… Autant avouer que l’on cherche à séduire une partie des classes moyennes, qui attendraient seulement que l’on ne mélange pas leurs enfants avec ceux des classes populaires, comme si aucun discours progressiste sur l’intérêt général ne pouvait les toucher, contrairement à ce qu’a prouvé l’histoire de notre pays et de notre peuple. Le PS n’a pas à se mêler à ce jeu, auquel d’ailleurs il perd souvent, à moins de renier tout attachement à la démocratisation et toute confiance dans la conscience politique de nos concitoyens. Il lui revient, avec toute la gauche, d’assumer une politique fiscale égalitaire, permettant de financer les adaptations nécessaires de l’école : pour le travail en groupes réduits, pour l’encadrement et le suivi des élèves qui posent problème. La gauche au pouvoir ne pourra mener aucune action sociale d’envergure en abandonnant l’idéal du service public.
Pour une droite débridée, qui veut, elle, remettre en cause cet idéal du service public et donc de l’école républicaine, il est logique d’organiser le recul du statut des professeurs (en matière de retraites, de salaires, de garanties de carrière…) et de revenir sur leur niveau de qualification. Les choses sont liées : une école minimale n’a pas besoin d’un effort budgétaire et de formation des maîtres élevés et des personnels moins formés coûteront moins tout en revendiquant moins pour leur reconnaissance. On voit par exemple (toujours avec la loi Fillon-Robien), la bivalence réintroduite dans le secondaire, avec des professeurs pouvant enseigner une deuxième matière, après avoir passé une certification complémentaire sommaire : un retour en arrière de presque 40 ans (c’est en 1969 qu’avait été décidé le recrutement des PEGC[4]). Cette bivalence sera réintroduite d’abord dans les établissements les plus en difficulté (les fameux collèges « ambition réussite ») : bel aveu de ce que pense la droite des jeunes de ces collèges, à qui l’on pourrait réserver des professeurs moins qualifiés dans les matières qu’ils enseignent. Ce qui est également regrettable, c’est que cette idée puisse être admise dans les rangs d’un grand parti de gauche, le PS même, par souci d’économie budgétaire, de proximité syndicale (certains syndicats y étant favorables) ou par contamination de l’exemple d’autres pays européens, dont on se garde bien d’étudier les autres caractéristiques du service public d’éducation.
Enfin, pour légitimer leurs réformes aux yeux de l’opinion, tous les refondateurs libéraux et réactionnaires de l’école développent une propagande catastrophiste et « décliniste ». Sans mettre en évidence leurs propres références théoriques, ils reprochent à leurs détracteurs de refuser l’adaptation à la réalité et à la diversité des situations individuelles et locales et présentent les échecs de l’école publique comme des erreurs de principe. L’école souffrirait ainsi d’un excès d’ambition démocratique. Face à un peuple français attaché à « son » école, les politiques qu’ils préconisent sont présentées comme des remèdes indispensables aux blocages du système scolaire. Alors que ces politiques, qui rompent avec la logique de la démocratisation et de l’égalité, aggravent ou créent les difficultés de l’école : des politiques conçues pour s’opposer à un traitement global des inégalités scolaires ; des politiques qui cherchent à diminuer les dépenses publiques éducatives, trop onéreuses pour l’orthodoxie budgétaire libérale.
Ce n’est pas le fait du hasard si l’on constate que ces blocages du système éducatif ont lieu depuis que la dépense intérieure d’éducation (DIE) a cessé d’augmenter : la part de la richesse nationale consacrée à l’éducation stagne depuis 1993 (autour des 7%). C’est justement depuis 1995, par exemple, que le pourcentage de bacheliers ne décolle plus des 62-63% et que le nombre de jeunes sortants de l’école sans qualification (environ 100 000) ne diminue plus. Certes liée à l’effet mécanique de la croissance du PIB, cette stagnation révèle surtout que l’effort national pour l’éducation, la répartition et la redistribution des richesses vers l’éducation, n’ont plus été à la hauteur des enjeux de notre temps : la montée des inégalités et la nécessaire adaptation à l’économie de la connaissance.
Si l’on veut proposer des alternatives à l’argumentation libérale et réactionnaire sur l’Ecole, tout en répondant à une situation qui n’est pas satisfaisante, il faut bien aborder l’Ecole à travers son caractère institutionnel, de service public, lié aux principes républicains, puisque c’est cela qui est remis en cause. Montrons qu’au lieu d’en adapter les missions en les éclatant localement et suivant les individus, il faut redéfinir les missions de l’école globalement, pour l’adapter à tous et répondre à des ambitions collectives. Ensuite seulement, le traitement social des inégalités scolaires doit reposer sur des bases territoriales, en fonction de l’environnement socio-économique des établissements scolaires.