Sur la réforme du lycée, le Président et son ministre Darcos ont plié face aux syndicats enseignants, menés par la FSU, face à la FCPE et aux lycéens, qui ont fait au bout du compte, pencher la balance du bon côté. Mais le Président, le ministre et leur majorité n’ont pas rompu.
C’est pourquoi il faut entretenir la mobilisation, l’installer dans la durée (de l’année scolaire comme du mandat présidentiel), et s’attacher à développer un projet progressiste pour l’Ecole républicaine.
Il doit être alors, en partie, question des finalités de l’enseignement et des contenus enseignés. Car s’il est évident que la vision gouvernementale de la réforme du lycée démontrait à nouveau l’obsession de supprimer des postes de professeurs, il ne faudrait pas la réduire à cela.
La « réforme » voulue par l’équipe au pouvoir n’est pas qu’une façade. : elle est, par elle-même, représentative soit d’une vision régressive, soit d’un ensemble d’égarements sur les missions et les contenus de l’Ecole, qui se rejoignent souvent. Ne constate-t-on pas ainsi qu’à gauche, une partie des opposants à la réduction du nombre d’enseignants, s’éloignent moins des projets de la droite lorsque missions et contenus sont abordés ? Cela implique d’y réfléchir sérieusement.
Au sujet des contenus, identifier une pensée dominante, à droite… et ailleurs ?
A ce sujet, proposons rapidement et partiellement, quelques axes majeurs qui pourraient définir, en l’état, une pensée dominante à droite et dans une partie des milieux en lutte, jusqu’à présent, enseignants – syndicats très minoritaires, du SGEN ou de l’UNSA, en tête – parents et élèves.
Elle supposerait tout d’abord d’opposer un modèle encyclopédique, appuyé sur des savoirs disciplinaires et savants, à un enseignement centré sur des savoirs et surtout des « compétences », plus pratiques, « utiles à la vie » et favorisant l’autonomie des élèves.
Dans cette conception, les disciplines tendraient même à s’effacer, au nom de la transversalité de compétences, permettant de s’en passer ou de les dépasser, ou de la primauté donnée à l’ « apprendre à apprendre ».
Version Darcos, l’école serait donc plus efficace, tout en se fondant sur des « savoirs partagés » – les termes cités sont ceux de son interview parue dans Le Monde du 8 novembre 2008 : en fait il s’agit de savoirs moindres et moins diversifiés. La cause est à chercher dans l’acharnement sur les « fondamentaux » à l’école primaire (alors que par ailleurs, on ne fait rien pour rétablir des horaires décents et de meilleures conditions d’apprentissage en Français au collège), de l’élaboration d’un « socle commun » en collège puis d’un « tronc commun » en lycée, réduits et/ou réducteurs.
En lycée, la marginalisation de pans culturels entiers aurait été vraisemblablement accentuée en pratique, par le « choix » de modules laissé à des élèves, souvent trop jeunes et trop influencés par leur environnement social pour vraiment choisir.
Ainsi, tout en allégeant le contenu culturel de l’enseignement, ou version progressiste, en l’adaptant en fonction de compétences et de « l’autonomie », on pourrait former des élèves moins souvent en difficultés, accédant tous à un minimum intellectuel indispensable, plus autonomes, plus aptes à s’insérer dans l’économie et la société.
Le fait que Darcos n’ait pas défini l’école en terme de culture, dans son interview, n’est sans doute ni un oubli, ni un effet de vocabulaire. Il révèle une certaine conception de l’Ecole, pas monolithique mais véhiculant de mêmes a priori.
Or, si l’on sépare du reste de l’enseignement un contenu de base, centré sur des compétences plus que sur la culture, et si l’on suit le penchant le plus conservateur de la réforme, on peut penser que l’on séparera davantage et plus précocement les élèves. Ce contenu, rebaptisé « fondamentaux », « socle » ou « tronc », ne semble plus un objectif minimal pour tous, mais un objectif, souvent minimaliste en termes de culture, quasiment destiné à une partie seulement des élèves, dont on peut deviner par avance quelles seront les origines socio-culturelles principales.
La lutte contre les difficultés scolaires, qui sert de justification, est alors opposée à celle contre les inégalités sociales et scolaires et à l’approfondissement de la démocratisation de l’Ecole.
On pourrait, pour faire très vite, qualifier le projet d’Ecole de la droite comme celui des « trois moins » : moins de culture, moins de démocratisation, moins d’enseignants.
Beaucoup, notamment à la FSU, lui reproche ainsi une double insuffisance :
insuffisance face à la nécessité de relancer l’investissement éducatif, pour répondre au défi de l’économie de la connaissance, qui nécessiterait une hausse du niveau de diplômes et de qualification, en particulier de niveaux supérieurs ;
insuffisance pour garantir la formation de futurs citoyens, conscients des enjeux de leur temps et capables de s’insérer dans la vie politique et dans le monde du travail.
Partons de deux pistes à travailler pour proposer quelques éléments de réponses : l’articulation entre culture et citoyenneté, celle entre citoyenneté et économie (de la connaissance) .
Une culture, pour quoi faire ?
L’enseignement a pour ambition (en l’état en tout cas et même s’il n’y parvient pas parfaitement) de faire le lien avec et entre des savoirs savants, d’établir ainsi une culture scolaire fondée sur l’humanisme, la raison et la science. Les disciplines « scientifiques » et scolaires ont leurs défauts, peuvent apparaître trop cloisonnées ou insuffisantes à elles seules, mais elles constituent malgré tout la référence la plus objective pour fonder une culture rationnelle.
Les compétences, sensées être des savoirs traduits en actes en fonction de situations diverses, ne peuvent constituer des références comparables.
Mettons même de côté les origines douteuses de cette notion à la mode : un discours venu des directions des entreprises et du Medef, consubstantiel au développement de la flexibilité et d’un pouvoir accru des employeurs sur les salariés ; une caution scientifique apportée par des sociologues ayant souvent des intérêts liés au monde de l’entreprise privée.
Il demeure une illusion pédagogique, facilement instrumentalisée, dans l’introduction des compétences dans l’enseignement, qui s’accompagne essentiellement de la critique voire de la dénonciation des disciplines et d’une recherche de transversalité contre elles. Car il est impossible de lister tous les cas d’utilisation d’un savoir, à moins d’essayer de le fragmenter, jusqu’à le détruire ; et la mobilisation d’un savoir en pratique dépend justement de la quantité et de la qualité que l’on en possède et du lien que l’on peut faire avec les autres savoirs et les autres pratiques : c’est cela qui constitue une culture et c’est donc de cela qu’il faut parler.
Pour les mêmes raisons, il faut rejeter la formule « apprendre à apprendre » : on n’apprend rien indépendamment d’un cadre et d’un contenu, culturel toujours.
Au lieu d’attendre que l’enseignement permette de lister et de multiplier des compétences, au lieu de penser que l’on peut apprendre à apprendre indépendamment de ce que l’on apprend et que l’autonomie est une donnée plus qu’un apprentissage, ne faudrait-il pas veiller, contre toutes les tentations, à garantir l’enseignement de savoirs qui eux, doivent être diversifiés et ouverts sur tous les champs de la connaissance, de la perception et de l’intervention humaines, le plus possible. On a (encore) besoin des disciplines pour ce faire.
On a sans doute besoin aussi, comme au niveau universitaire, de favoriser les liens entre des disciplines, ce qui est une exigence intellectuelle de haut niveau. Sans doute pas de chercher en vain des actes à travers les disciplines qui seraient supérieures à elles.
Prenons un exemple, souvent mis en avant, pour montrer que certaines capacités traversent et transcendent les disciplines : le prélèvement, la mise en relation voire l’explication d’informations de textes, ainsi que le travail en groupe et la recherche de renseignements, seraient les mêmes opérations intellectuelles quelles que soient les disciplines ?
Pourtant, ces opérations existent-elles indépendamment de leur contexte intellectuel, d’un champ particulier de savoir avec des méthodes, des références épistémologiques, des approches, qui varient ? Comprendre un texte ou réfléchir à un sujet, qu’il soit littéraire, historique, philosophique, mathématique, etc. implique certes, toujours, de savoir lire. De là à en déduire qu’il existerait un savoir en acte (prélever, mettre en relation, expliquer, s’organiser, rechercher…) en soi, séparable, a-t-il un sens ? A moins finalement de vider ce que l’on étudie de son esprit et l’enseignement en général, de pensée.
Il reste une véritable objection sur le système scolaire à examiner : il faut que ce que l’on a appris à l’Ecole, que la culture scolaire soit plus utile. Mais utile à quoi ? Dire « à la vie », comme le fait Philippe Perrenoud, même si lui le pose en termes intéressants et assez progressistes, ne semble pas bon comme mot d’ordre ni comme concept.
Il manque d’objectivité, de précision voire de pertinence : un maître n’est pas là pour « apprendre la vie » à ses élèves, surtout pas hors de références savantes et critiques, mais pour développer l’intelligence et la raison dont ils auront besoin. On constate d’ailleurs à quel point le « socle commun de connaissances et de compétences », prévu pour les collèges dans loi d’orientation de 2005 (« Fillon-Robien ») incite le plus souvent au formatage plus qu’à la formation de la réflexion.
Surtout, la « vie » mobilise des savoirs autant que ceux-ci peuvent la transformer. Il est donc difficile de distinguer une culture scolaire utile d’une culture scolaire inutile.
Mais le choix le plus républicain consisterait à privilégier les savoirs utiles à la citoyenneté, si l’on parle non d’un fourre-tout désignant toute la vie d’un adulte (du savoir-vivre aux modes de vie privée) mais de la volonté de penser et d’agir dans et pour la Cité, espace fondamentalement public et politique.
Ainsi, de façon révélatrice, quand on regarde la définition de la citoyenneté d’autres auteurs, comme François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon (Compétences et contenus, 2008), on comprend une certaine vision de la réforme du système scolaire. Cherchant à mettre en avant des changements des systèmes éducatifs liés à des changements politiques, ils expliquent que « la formation d’un citoyen d’abord défini comme un individu compétent, autonome et responsable, est affirmée comme la finalité de l’Ecole et de certaines pratiques nouvelles ». La référence à des « compétences sociales et civiques » dans le socle commun en serait une illustration. Or ces changements seraient au service « d’une citoyenneté volontiers définie autour de l’employabilité, de capacités d’être un bon consommateur, de s’engager et de prendre des responsabilités dans la société dite civile ».
On peut croire qu’ainsi va le monde, que certains changements sont inéluctables, comme s’ils étaient indépendants des volontés… Mais qui veut que la citoyenneté soit ainsi définie ? Qui y a intérêt ? En admettant même qu’il soit réel, est-ce à l’école d’encourager un tel changement ou de le contrebalancer ? Nos sociétés sont par ailleurs plus inégales, à la fois plus individualistes et plus communautaristes, sans doute plus violentes. Mais qui oserait demander à l’Ecole d’accroître les inégalités, de favoriser l’égoïsme ou l’entre soi et d’apprendre le combat de rue et la haine des autres ?
Etre citoyen est d’abord le fait d’être détenteur d’une partie de la souveraineté (à égalité avec les autres), et donc celui d’être un membre, supposé actif et éclairé, de la société politique. Or chez nos deux auteurs, il est bien question d’engagement et de responsabilités, mais dans la société civile et ce qui s’y rattache (consommation et emploi), c’est-à-dire la société distinguée de l’Etat et des enjeux de la souveraineté.
Déduisons donc, au contraire, deux références premières, pour toute réforme des contenus et de la nature de l’enseignement :
des savoirs savants et diversifiés, qui dépendent toujours des disciplines ou des relations entre, et non à travers, elles (ou pas de « trans », mais plus d’« inter »), référence la plus objective et la plus raisonnable ;
des savoirs pour constituer une culture, d’abord liée à la citoyenneté et donc à la société politique, référence la plus républicaine.
C’est bien de la culture commune, et non de socle ou de tronc, qu’il est question. On peut imaginer que cette culture nécessite (enfin) d’être définie et donc mieux circonscrite, que les programmes et la façon d’enseigner peuvent (encore) être repensés, que des rééquilibrages entre disciplines sont nécessaires, qu’un effort d’interdisciplinarité permettrait de mieux appréhender la complexité de notre monde.
Mais au bout du compte, ce n’est pas, globalement, de moins de culture qu’auront besoin tous les futurs citoyens d’aujourd’hui et de demain. Enjeux scientifiques et éthiques, liés à la médecine, la recherche génétique, l’environnement ; confrontation au monde des médias de masse et d’une démocratie d’opinion à la dérive ; interrogations et doutes sur l’identité des nations et de la mondialisation, l’avenir des Etats et des espaces régionaux ; remise en cause – à l’occasion de crises en particulier – de nos modes de production, de consommation et de répartition des richesses… La liste de ce qui les attend est en effet chargée et l’Ecole doit les y préparer, inciter à la réflexion et en donner des éléments essentiels ou (véritablement) fondamentaux.
Ecole ou investissement éducatif, citoyenneté ou économie de la connaissance ?
L’Ecole a en même temps pour mission de délivrer des diplômes, de former, d’établir des qualifications. Le lycée professionnel et l’enseignement supérieur sont alors particulièrement concernés par cet aspect qui s’ajoute à la dimension culturelle.
L’argument suivant est alors souvent énoncé : pour permettre l’intégration des élèves ou des étudiants au marché du travail et le développement de l’économie de la connaissance, la formation initiale au sein du système scolaire est l’élément essentiel. L’Education est donc autant un investissement (sous-entendu économique) qu’un coût.
Cette approche a deux limites. D’une part, l’économie de la connaissance n’est pas un concept incontestable. Et il n’est pas clairement établi que la hausse généralisée du nombre et du niveau des diplômes du supérieur ait un rapport direct avec la croissance et le développement. Cette hausse peut-être vue d’abord comme un effet de la concurrence croissante entre salariés, due au chômage et la précarité, plus qu’une nécessité économique.
D’autre part et surtout, une telle approche tend à séparer l’objectif de citoyenneté de l’objectif social et économique. Même si l’on pense que les deux se valent, on oublie alors que l’état de la citoyenneté influe sur l’évolution et la nature d’une économie. On oublie aussi que l’on peut former des « techniciens » de haut niveau, ayant des savoirs théoriques et professionnels très poussés, faisant parfaitement tourner la « machine » économique, totalement dépourvus par ailleurs de la culture générale et des clés intellectuelles nécessaires à la citoyenneté : en ce sens, le savoir n’est pas forcément le pouvoir. On peut être un grand chirurgien, un artisan d’exception, un ingénieur de haut niveau, un chef d’entreprise inventif, un employé modèle, un enseignant remarquable, etc. et un âne en politique, lamentable et inutile en tant que citoyen.
On le constate déjà assez ( !) et d’un point de vue de gauche, cela doit être une motivation pour y remédier, non pour renoncer.
Il ne s’agit pas seulement d’insister sur le fait que la citoyenneté doit intégrer une dimension économique et sociale, et l’Ecole, des savoirs techniques, technologiques et professionnels. Car on pourrait retomber là encore sur une distinction entre un aspect, disons, culturel-savoirs « généraux » ou culturel-politique et un autre, culturel-productif ou culturel-technique-technologique. Il ne suffit pas non plus de joindre les deux dans la culture commune, même si c’est nécessaire. Langevin et Wallon s’y étaient attachés (en parlant quant à eux de culture « générale »).
Il faut montrer que la citoyenneté, dont l’institution dépend en partie de l’Ecole, est un élément structurant de l’économie, pas seulement en termes de rapport au monde du Travail, d’adaptation des individus aux besoins économiques ou de capacité à contribuer et à orienter le développement productif. L’économie apparaît alors comme désencastrée de l’ensemble du fonctionnement social, un élément parfaitement délimitable et distinct des choix éthiques et « purement » politiques des individus.
Autrement dit, la nature et l’état de la citoyenneté influe non seulement sur l’efficacité mais aussi sur la nature de l’économie, avec d’autres facteurs attachés couramment et proprement au domaine économique : insertion dans le monde du travail, production, échange, répartition, qualification ou compétences des travailleurs…
En (très) gros, des citoyens en majorité conservateurs n’influent pas de la même façon que des citoyens en majorité progressistes sur le politique et les principes éthico-politiques dominants, et donc sur les rapports de force sociaux, sur les institutions au sens le plus général du terme, de l’Etat aux entreprises en passant par les institutions traditionnelles (familles ou communautés)… et donc sur l’économie. Des individus émancipés des traditions n’attendent pas seulement les mêmes politiques de mode de vie. Ils n’attendent pas les mêmes modes de consommation et de répartitions des richesses que ceux qui y sont attachés et orientent les politiques de redistribution dans des sens différents. Des individus attachés à la protection sociale et à l’Etat diffèrent de ceux qui privilégient au-dessus de tout l’initiative privée et la société civile, et l’on sait (si l’on suit Esping-Andersen) que les structures de l’emploi et de la production changent en fonction des types de régimes d’Etat Providence.
On pourrait continuer ainsi, mais ce qui compte d’abord, en république, c’est la capacité pour les citoyens de disposer de la culture et de la raison qui leur permettent de choisir de façon éclairée, de savoir ce qu’ils veulent.
Face au coût du système scolaire ou simplement face à la difficulté, ou convaincus par des discours dominants sans critiquer leurs fondements, certains, politiques, chercheurs, parents… et enseignants, sont tentés de vouloir réduire la voilure et de rendre les inégalités à l’école « acceptables », au lieu de les combattre. D’autres ont un intérêt objectif à moins attendre de l’Ecole en terme de citoyenneté et donc de culture…
Des citoyens vidés des repères culturels nécessaires qui fondent précisément la confrontation des idées et des intérêts, le débat démocratique et la citoyenneté, c’est cela le pire. C’est cela qui est devant nous, si l’on diminue les ambitions culturelles et citoyennes de l’institution scolaire, ce qui viendrait contribuer aux errements de la démocratie du spectacle, des coups médiatiques et de la démagogie.
SB
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