Suites de la 1ère partie, en termes organisationnels et revendicatifs
- Deux modèles d’organisation du salariat
Dans cette optique, les constructions politiques issues d’une volonté de dépassement du capitalisme (abandonnée ou non ensuite) datant d’avant la globalisation, présentent une double inefficience. Nous les simplifierons ici à deux pôles : la social-démocratie ; le socialisme et le syndicalisme de lutte.
Au préalable, sortons de présupposés acquis idéologiques qu’on accorde à des oppositions dualistes, simplifiées et mises en parallèle : social-démocratie/socialisme ; réformisme/révolution ; voire pour être à la mode[1] loi/contrat. Montrons que ces oppositions habituelles ne sont pas opératoires dans la réalité : ni sur le plan des idées, ni pour agir sur la société et face au capitalisme globalisé.
1.1. Dépasser des oppositions dualistes
En effet, ces oppositions cachent les vraies options divergentes, qui se sont dessinées dans le mouvement ouvrier et qui concernent d’abord les structures et les formes d’organisation du salariat et de la société, la conception de l’action syndicale et politique et ensuite seulement ses objectifs. Nous y reviendrons dans la partie suivante.
Les divergences entre ce que l’on appelle « social-démocratie » et « socialisme » ne sont pas très pertinentes sur le plan des idées. Idées qui varient et ne sont pas monolithiques. Ainsi au 19ème siècle, les mots « social-démocratie », « socialisme » voire « communisme »[2] étaient d’abord des mots et pas des corps idéologiques différentes, utilisés pour désigner un même mouvement d’opposition au capitalisme et d’appropriation collective des moyens de production. Aujourd’hui même aujourd’hui, Schroeder et Lafontaine sont tous les deux des « sociaux-démocrates » (leurs divergences existant avant que le second quitte le SPD).
Quant à l’opposition réformisme/révolution, elle n’a de sens que si l’on définit précisément ce que l’on peut entendre par « révolution », c’est-à-dire deux choses :
- révolution au sens strict : un bouleversement, une transformation radicale de l’ordre politique et social, en rupture avec l’ordre ancien, ayant une instantanéité liée à une intervention directe de foules et de la masse du peuple (avec une part de violence ou en tout cas d’implication physique).
- révolution au sens large : une transformation radicale toujours, mais ayant une rapidité plus relative et un étalement dans la durée, liée aussi à un ou quelques événements qui font bifurquer l’histoire, mais qui ne sont pas forcément l’intervention directe et physique du peuple.
Si l’on part de cela, on ramène le « réformisme » a ce qu’il est vraiment : une question de méthode avant d’être une question d’objectifs. Ainsi à l’origine, l’opposition entre réformistes et révolutionnaires au sein du mouvement ouvrier ne relevait pas de l’objectif de dépassement du capitalisme, ni de l’adhésion à la lutte des classes. En un sens originel, être réformiste, c’était au sein du mouvement ouvrier, réclamer des réformes vers le dépassement du capitalisme et par la lutte des classes, vers la révolution au sens large, mais en considérant que la révolution au sens strict n’était pas d’actualité et n’était pas la seule voie.
Le réformisme, ce n’est pas la réforme, mais les réformes dans un but plus élevé que chacune d’entre elles, prise séparément. Etre réformiste, dans le sens du mouvement salarié, c’est admettre qu’en un état donné, il faut aller vers des paliers en fonction d’un objectif de progrès : la réforme n’est pas une nouveauté qui tient toute seule, sans référence plus grande.
Dans ce cadre, il n’y a pas d’opposition de principe entre réforme et révolution : mener des réformes ne signifie pas forcément refuser l’idée de révolution, au sens strict ou large ; des réformes peuvent être conçues pour conduire à la révolution au sens large.
Ce fut tout le travail de Jaurès de synthétiser la dialectique réforme/révolution, dans la conception de « l’évolutionnisme révolutionnaire » : la réalisation du socialisme en additionnant à la République politique, première étape, la République sociale, seconde étape. Le mouvement ouvrier français porte en cela, par la question républicaine, un apport historique, certes plus conceptuel que concret, indépassable : mettre l’intérêt de classe dans l’intérêt général, la conscience (et donc la lutte) de classe dans la conscience d’être par la citoyenneté acteur d’une émancipation globale, politique et sociale. Dans les deux cas la question de la relation entre la lutte concrète, propre au syndicalisme et le ou la politique reste cruciale : rapport au parti (apport « nordique » social-démocrate ou travailliste) ou rapport au régime (apport français du socialisme républicain).
L’équipement intellectuel et conceptuel n’est pas à réinventer. Encore faut-il le reconnaître ou plutôt même le retrouver, c’est-à-dire accepter de sortir définitivement du marxisme tel qu’il a été porté par les partis communistes. Il a marqué intellectuellement, en obligeant à se positionner par rapport à lui, surtout dans les pays où les PC étaient forts, l’ensemble de la gauche et du mouvement salarié. En France notamment, il a re-divisé le mouvement ouvrier, qui n’était pourtant pas authentiquement et profondément marxiste et qui avait été acquis, pour l’essentiel, à la synthèse jauressienne.
Aujourd’hui, une clarification s’impose et deux questions se posent à nous. D’une part, assumons-nous une pratique réformiste ? Il nous faut reconnaître qu’une revendication, une proposition ou une mesure ne visent pas à conduire des actions relevant de la révolution au sens strict, ni à obtenir d’un bloc et à concevoir entièrement la révolution au sens large. Sinon, on substitue au réformisme un jusqu’au-boutisme pseudo-révolutionnaire, dans la conception et la revendication des alternatives, qui n’ont ni faisabilité totale et réelle, ni crédibilité et dont l’effet mobilisateur reste faible.
D’autre part, si l’on relie les réformes à des objectifs plus élevés, où plaçons-nous la hauteur de ces objectifs ? Si l’on admet la possibilité d’étapes, l’objectif est double :
- un objectif minimal plus immédiat, de progrès social et de développement humain contre l’ordre capitaliste établi présent
- un objectif maximal plus lointain, contre le système capitaliste en général
On peut alors considérer que sans être révolutionnaire, ni au sens strict ni même au sens large, une pratique réformiste peut être acceptable si elle vise au moins cet objectif minimum de transformation réelle et pas à la marge, de la société, en fonction d’idées issues du mouvement « ouvrier » du XIXème siècle, qui relève d’une action et d’une pensée en rapport avec le capitalisme et ses mutations.[3]
1.2. La social-démocratie : la contre-société parti-syndicat ; la lutte des classes comme position originelle et le compromis institutionnalisé
D’un côté donc, la voie « social-démocrate ». Cherchons d’abord un peu quelle est sa structure sociale et politique, au-delà donc des acquis idéologiques qu’on lui prête souvent et exagérément : l’acceptation de l’économie de marché qui serait l’adoption du capitalisme ; le fait de fonder les progrès sociaux sur le « contrat » comme si le pouvoir et l’Etat n’avaient qu’une responsabilité secondaire ; la primauté donnée à la négociation dans l’entreprise qui serait un dialogue confiant avec le patronat…
La social-démocratie est fondée sur un compromis entre Travail et Capital. S’il y a compromis, c’est qu’au départ il y a aussi une vision de l’opposition Travail/Capital et des classes, mais elle reste ensuite implicite et sous-entendue avant tout comme une position originelle : cette opposition propre au capitalisme est dépassée par l’institutionnalisation du dialogue social, de la négociation et du compromis, à l’intérieur du capitalisme.
Or ce dialogue repose sur syndicalisme de masse unifié et un mouvement ouvrier construit sur les relais entre parti et syndicat au sein du mouvement salarié. Il y a toujours un salariat organisé selon un rapport de force, mais ce rapport est supposé favorable a priori au salariat. La négociation[4] et donc le compromis peuvent alors se systématiser et se développer avant ou sans la lutte directe, avant ou sans la loi, mais pas sans la loi comme principe: la loi vient universaliser les accords et les droits partiels.
Citons à ce propos Mogens Lykketoft, ministre social démocrate des finances (1993 à 2000) et chef de son parti (2002 à 2005), auteur du Modèle danois : « Le mouvement syndical a fait un bon bout de chemin dans la négociation avec le patronat pour garantir des meilleurs salaires et conditions de travail. Là où le chemin vers des accords ne laissait pas suffisamment de marges de manœuvre, les alliés politiques du mouvement syndical prenaient la relève. […] Dans certaines situations, les sociaux-démocrates ont légiféré afin que les améliorations, à l’origine, convenues lors des accords collectifs, s’étendent à tous les travailleurs pour que tous[5] puissent en bénéficier, qu’ils aient été membres de syndicats puissants ou faibles, voire pas syndiqués du tout. » On voilà, même si les négociations et les accords (le terme « contrat » n’est même utilisé) sont plus importants qu’ailleurs, comment la loi conserve une supériorité de principe.
Toutefois, non pas du fait de la mondialisation en général, mais de sa phase actuelle (la globalisation) ce modèle a une limite. Tant que les flux de capitaux, le Capital financier (c’est-à-dire le Capital au sens strict) restaient contrôlés par les nations, même si par ailleurs les produits circulaient librement et si les entreprises se constituaient en groupes transnationaux, le compromis était favorable au Travail et à la croissance économique. Les entreprises mondiales acceptaient alors un niveau élevé de protection sociale et des hauts salaires, qui leur donnaient leur marché.
Mais la dérégulation financière, qui est le fondement actuel de la mondialisation, ne permet plus de peser dans le compromis et le dialogue avec les directions des firmes transnationales de la même façon. Le Capital transnationalisé part comme il veut et quand il veut chercher ailleurs des avantages salariaux et fiscaux : sa rentabilité immédiate ne dépend plus de l’établissement dans une nation, où il profite une fois l’entreprise ou sa filiale installée, d’une certaine protection de la concurrence.
Aujourd’hui, la rentabilisation du Capital a toujours un besoin de main d’œuvre qualifiée, d’une consommation de masse, de réseaux d’infrastructures et de services performants et sur ces points les nations et les Etats peuvent toujours jouer pour favoriser et attirer les investissements, d’autant plus qu’une grande part de l’activité est assurée sur une base nationale et pas mondiale.
Mais les firmes transnationales voudraient le beurre et l’argent du beurre : la main d’œuvre, les services, les réseaux, le marché… mais sans effort sur les salaires et la fiscalité. Et la voie sociale-démocrate de négociation est maintenant désarmée face à la fluidité du Capital.
Il reste, là où la social-démocratie par sa longévité au pouvoir (en Suède, au Danemark), a marqué le « modèle » de société, malgré les reculs là aussi des années 1990, un héritage d’égalisation des revenus par une fiscalité directe et progressive forte. Elle a 3 avantages pratiques touchant, à la répartition du revenu, au financement de la protection sociale et des services publics et au niveau de vie moyen.
Or, cette fiscalité ne repose pas directement sur l’opposition Travail/Capital et le principe de socialisation du salaire (par les cotisations des entreprises) mais sur le principe d’égalité et la recherche du bien-être.
1.3. Le socialisme et le syndicalisme de lutte et la lutte des classes comme condition première
On peut aussi fonder le mouvement salarié sur l’opposition Capital/Travail, en considérant que la lutte des classes échappe à sa résolution par son institutionnalisation car elle est une fin en soi, une condition autant qu’un instrument. Elle est le moyen le meilleur et le seul capable de changer les rapports économiques et sociaux, de mobiliser et de politiser la société contre le capitalisme et l’ordre néolibéral.
En même temps, les revendications et les propositions de réformes, même si l’on se considère révolutionnaire, sont incontournables : pour les partis, la pratique légale de la démocratie et donc de la candidature à des élections, avec un programme ou un équivalent, sont nécessaires, pour au moins exister ; pour les syndicats, sans rechercher la conquête du pouvoir politique, il s’agit quand même de s’insérer et de peser dans le fonctionnement institutionnel du monde du travail et de la sphère publique en général.
Dans ce cadre, le mouvement salarié fondé sur l’opposition capital/travail et la lutte des classes comme condition première et fin en soi formule des propositions, qui visent moins à avoir une application directe qu’à mobiliser pour créer le rapport de force qui permettrait ensuite leur application : reste d’esprit révolutionnaire, inconscient ou pas, il faudrait pour pouvoir appliquer ses réformes, au préalable, un bouleversement complet du paysage social. On se retrouve avec des alternatives qui n’en sont pas ou plutôt qui découleraient et qui iraient de soi une fois gagnée une alternative globale : le renversement du capitalisme et la destruction du Marché.
Les réformes dans cet esprit, ne sont pas conçues pour être appliquées et pour convaincre de leur possibilité et de leur efficacité. Elles sont conçues comme outils de la création d’un rapport de force, qui en réalité, ne serait efficient que s’il aboutissait au renversement complet du capitalisme et de l’économie de marché : c’est la lutte des classes qui reste la fin en soi et la réforme qui devient un outil abstrait car irréalisable directement, de son développement.
Cette forme de proposition et de revendication saute une étape : celle justement de la conviction des individus qui entretient leur mobilisation collective. Les réformes proposées ne visant pas (inconsciemment ou non) à être réalisées mais à mobiliser, la mobilisation de ne se fait plus car elles ne convainquent plus. Non tant parce que la volonté de changement aurait disparu, que la loyauté à l’égard du groupe et le sens du collectif auraient à ce point disparu, mais car les individus d’aujourd’hui sont plus éduqués, donc plus émancipés et plus pragmatiques, alors qu’en parallèle, les contre-modèles et les contre-repères qui allaient de soi se sont effondrées avec la chute du communisme et plus globalement le recul des grandes idéologies transformatrices. On retrouve Giddens en un sens, mais pas de le même que lui : l’individualisation n’est pas forcément ce que lui appelle la « détraditionnalisation ». Pourquoi postuler que l’individu individualisé, se défie par essence ou par nature, des institutions politiques, syndicales ou associatives, à moins de croire que l’individu est un être d’abord égoïste et intéressé (selon l’anthropologie libérale) ? Pourquoi postuler que l’individu individualisé se défie par avance des réformes radicales, à moins de croire que l’intégration des normes de l’économie néoclassique orthodoxe est l’intégration des normes d’une science inconstestable et de faits économiques indubitables ?
Ce serait oublier un peu vite que le développement des grands partis et grands syndicats, d’un mouvement associatif laïque puissant, a été à la fois dépendant, accompagnateur et condition de la démocratisation, qui est d’abord porteur une relation entre des individus-citoyens ayant leur opinion propre, se partageant la souveraineté, donc d’une autonomisation et d’une émancipation des individus des autorités établies et des liens communautaires.
L’individu individualisé a besoin, plus que jamais d’être convaincu, avant d’agir. Il a besoin de penser que des réformes, radicales ou non, réactionnaires ou progressistes, sont faites pour être réalisées et sont réalisables pour y adhérer. Les réflexes idéologiques passées, les sentiments d’appartenance à une classe et/ou une cause valable a priori, ne sont plus d’actualité. Les réformes proposées, de toute façon proposées que l’on se dise révolutionnaire ou non, ne peuvent plus être pensées comme des signes de reconnaissances, de ralliement et d’appartenance.
Les réformes doivent d’abord être des fins en soi, participant toutes à une transformation réelle et directe, pour pouvoir être, en tant que telles, des éléments de conviction. Il faut donc consciemment accepter qu’elles arrêtent d’être des éléments de création d’un rapport de force révolutionnaire, pour pouvoir en faire des éléments de mobilisation.
Les besoins sociaux ne peuvent plus se distinguer d’un besoin politique d’être convaincu conviction, besoin nouveau, la conviction n’allant plus de soi et n’étant plus une identification a priori à la création d’un rapport de classe.
Du point de vue de l’acquisition des droits économiques et sociaux et de leur financement, le rapport Capital/Travail fondé sur la lutte des classes, insiste sur la taxation du Capital des entreprises : les cotisations sociales qui socialisent une partie du salaire (salaire indirect et différé).
Aboutissant à la garantie de droits, indépendamment de la maximalisation du profit par les entreprises, le financement des droits par les cotisations possède une supériorité de principe sur la fiscalité directe progressive.
Mais elle peut défavoriser sur la capacité d’investissements, économiquement utiles, des entreprises et présente un désavantage pratique. En effet, une constatation s’impose : la redistribution et l’égalisation des revenus sont les plus réussies dans les pays scandinaves, où la fiscalité s’appuie peu sur les entreprises (cotisations, impôts sur les société) et beaucoup sur l’impôt direct à forte progressivité.
Du point de vue de l’action et de la réflexion, une telle optique nécessite la re-création, en priorité, d’une conscience de classe, comme condition première de l’engagement. En même temps, l’opposition Capital/Travail et les pensées post-communistes inscrivent, consciemment ou non, ouvertement ou non, les salariés dans une mission historique : le dépassement du capitalisme, à partir de la revendication des droits issus du Travail. D’après ce que nous avons vu dans la seconde partie, nous prétendons que cette mission ne correspond plus à la longue à ce que les salariés sont et veulent et ne répond plus à leurs attentes et à leurs besoins.
Mais l’idée de cette mission et l’importance attachée aux luttes collectives amènent aussi à dénoncer la sortie du politique (comme histoire en construction et en action), l’égoïsme social et l’absence d’implication dans des organisations collectives, qui se diffusent dans la société, en partant d’abord des classes moyennes aisées, du salariat accompagnateur des classes dominantes.
C’est refuser la « fin de l’histoire » dans le capitalisme, comme la théorisation (par Antony Giddens) et la pratique (par le blairisme) de la détraditionnalisation.
On peut ne pas considérer que les luttes collectives sont dépassées, que la conscience de classe est devenue inatteignable, que les luttes de classes sont condamnées à disparaître. Mais il ne faudra pas seulement les repenser ou les refonder pour transformer et émanciper, au pire en regrettant le temps où elles allaient de soi, au mieux en se disant qu’un long et patient travail de pédagogie et de reconquête est à entreprendre.
Il ne suffira pas non plus de substituer (justement) la notion de salariat à celle de prolétariat pour fonder notre analyse sociale, ni d’orienter notre attention vers le salariat précaire et hyper-exploité, parent pauvre du mouvement social.
è Une troisième conclusion se dégage. Le modèle de la social-démocratie, plus socio-économique que politique, reste un modèle de redistribution et de crédibilité, un modèle d’efficacité fiscale et de financement des droits.
Mais, la social-démocratie comme modèle de compromis favorable au salariat, porte des insuffisances de principes pour résister à la globalisation financière et mobiliser les forces sociales pour la dépasser. Elle minore la dimension politique que fait ressurgir la globalisation par deux versants: la dérégulation des flux financiers, qui désarment les gouvernements et le compromis capital/travail; la dépolitisation, entretenue par le sentiment que rien ne peut changer cette situation, et par une volonté… politique (celle des lifes politics). Le mouvement ouvrier français, qui ne s’est pas constitué en contre-société mais dans un rapport direct au régime politique, doit renouer avec cet héritage historique majeur, que l’on retrouve dans la synthèse jauressienne.
Par ailleurs, le compromis institutionnel social-démocrate (la lutte des classes devenant en position originelle) comme le socialisme par la lutte, reposent tous les deux sur le primat, insuffisant maintenant, du rapport au couple Travail/Capital. Et la résolution de ce rapport par l’opposition irréductible des deux termes, qui pose la lutte des classes comme condition première, ne permet pas non plus une adaptation suffisante au monde réel, son déni n’ayant pas de sens si l’on veut agir autrement qu’en attendant la révolution au sens strict.
Dans ces conditions, si l’on considère que le compromis institutionnalisé de la social-démocratie et que la lutte des classes, sont d’abord des instruments dans la conquête de réformes progressistes et si l’on considère que ces instruments ne sont pas suffisants, il faut savoir de quels autres instruments l’on dispose et quels sont les autres motifs de réflexion, d’action et d’engagement qui peuvent opérer indépendamment de la relation Capital/Travail, mais dans et contre le capitalisme quand même.
- Combler nos insuffisances : quelles motivations et quelles alternatives dans et contre le capitalisme ?
2.1. Lutte des classes, principes et besoins humains
Chez Marx et Engels, l’intérêt conceptuel de la lutte de classe est double. L’intérêt de classe est décrit à la fois en un sens étroit, comme une motivation matérielle, produit du mode de production et en un sens large, comme une volonté collective d’émancipation, de justice et de dépassement du capitalisme, c’est-à-dire comme une motivation philosophique, éthique ou « politique ».
La limite est que le marxisme considère qu’au départ, le comportement humain de classe est engendré par un mode de production et de satisfaction des besoins matériels, par une structure économique dont dépendent les superstructures politiques et morales : les comportements humains sont d’abord le résultat d’une organisation matérielle. Ce qui manque au marxisme, ce en quoi il rejoint la conception libérale de l’être économique, c’est la prise en compte a priori, comme structure, dans la constitution même d’un mode de production puis d’une volonté humaine, des idées et des principes éthiques et politiques.
Ne suivons donc pas entièrement Marx et Engels sur la lutte des classes. D’une part, les luttes de classes ne sont pas le moteur de l’histoire mais un des motifs de mobilisation de la pensée et des actes. D’autre part, elles ne sont pas à l’origine, le résultat unique d’une structure économique et d’une organisation de la société, mais de motivations politiques ou éthiques, qui existent aussi a priori.
Cela dit, en partant simplement des besoins humains, on constate aisément que les avantages matériels, l’accroissement de l’utilité et la recherche du bien-être motivent les comportements. A condition de signaler qu’il n’y a pas de séparation entre le domaine des principes et l’utilité. Le bien-être, comme l’explique Amartya Sen, qui classe 4 catégories d’informations pour comprendre les motivations d’une personne, c’est à la fois le « bien-être en terme d’accomplissement » (résultat dans l’accroissement de l’utilité) et le « bien-être en terme de liberté ». Nous rajouterons que c’est aussi le bien-être en terme d’égalité : le bien-être, c’est vivre bien, vivre libre, mais vivre bien et libre avec ses semblables.
Mais à côté du bien-être, le comportement a d’autres motifs. Ainsi, A. Sen insiste également sur l’action de la personne, au service de causes et d’engagements, d’objectifs plus vastes qui ne mènent pas forcément et directement à la recherche du bien-être, qui renvoient aux droits et libertés : « qualité d’agent [ou d’acteur] en terme d’accomplissement » (résultat dans la poursuite de ces objectifs) ; « qualité d’agent en terme de liberté » (dont la valeur n’est pas liée qu’au résultat mais qui a une valeur en soi). On pourrait ajouter à nouveau la dimension égalitaire de l’action, du fait que la revendication de droits mène à leur universalisation[6].
Au cours de l’époque contemporaine, on a vu les hommes agir puissamment mus par d’autres leviers d’identité et de volonté que celui de la conscience de classe, par des idées suscitées directement par la valeur qu’on leur accorde et non d’abord par leur rapport à l’émancipation d’une classe : la nation, la liberté, la souveraineté et l’égalité.
La révolution française en a été la plus grande illustration : les premiers révolutionnaires étaient appelés les « patriotes » ; le rejet de la monarchie absolue a vite conduit à la lutte démocratique puis à la République ; l’égalité a alors été liée à la liberté dans la rupture avec l’Ancien Régime. Et c’est là qu’on retrouve la question du bien-être et des besoins : cette dynamique d’approfondissement de la Révolution a été rendue possible par l’intervention de foules, composées de catégories différentes (salariés « intégrés » et petits propriétaires) qui, pour rompre avec l’Ancien régime, associaient leurs revendications de bien-être et les idées qu’ils adoptaient pour elles-mêmes, théorisées par d’autres classes sociales au départ (bourgeoisie et nobles éclairés)
Pour prendre un exemple le plus récent possible, le « non » au TCE, qui a montré une implication rare dans le débat et dans le vote démocratiques, a tiré sa force de cette mixité des motivations : contenu social, égalitaire et de classe dans le thème de l’Europe sociale ; dimension nationale, pour que la France porte une nouvelle donne en Europe ; volonté de reconquérir la souveraineté des peuples confisquée par les institutions européennes et par la rédaction du projet constitutionnel lui-même ; affirmation de la liberté de choix contre l’idée qu’une seule voie était possible dans l’UE.
Les luttes de classe, qu’elles soient affaiblies ou non, doivent être inclues (pour pouvoir d’ailleurs les reformer) dans une perspective plus vaste mais aussi plus en amont, cause et motivation supérieures de comportement, de réflexion et d’action : les êtres humains ont des besoins correspondant à leur bien-être et une Raison, correspondant aux fins de leurs actions. Ils attendent du fonctionnement de l’économie et de l’organisation sociale, l’amélioration de leur bien-être et l’adéquation à des principes (politiques ou éthiques). Leurs droits relèvent d’une recherche première, à la rencontre des besoins et des principes univerlisables, de la politique et/ou de l’éthique et de l’utilité, les deux termes formant un seul et même ensemble, à l’origine de l’organisation de l’économie et de la société. [7]
Nous devons nous appuyer sur des droits et une émancipation qui renvoient à l’universalité de cette condition humaine pour reconstruire un mouvement social et une société politique à la hauteur des enjeux de notre temps. C’est à la recherche d’une amélioration légitime du bien-être et à l’universalisation des principes éthiques et/ou politiques que nous devons nous attacher. Ensuite et à partir de cela, on peut trouver aussi des implications liées au fait d’être salarié ou de se sentir membre d’une classe sociale.
Nous bénéficions en France d’un héritage et d’une culture politique pour éclairer cette recherche : la fusion du mouvement ouvrier dans le républicanisme, le lien posé entre la transformation sociale et le régime politique qui la rend possible, qui est aussi une forme de lien entre besoins et principes politiques.
2.2. La mobilisation du salariat et l’enjeu accompagnement/transformation
Si l’on pense que la mobilisation du salariat passe par la crédibilité des messages qu’on lui adresse (faisabilité politique et économique), il ne faut pas donner d’espace aux forces qui ne cherchent que l’accompagnement.
Elles occupent facilement la posture « réformiste » que les forces de transformation lui laissent. Il ne s’agit bien que d’une posture car ce n’est plus de progrès qu’il est question, mais de réformes à la marge d’une politique régressive (jugée inévitable). Ces forces politiques (à l’intérieur du PS ou des Verts) ou syndicales (CFDT d’abord) acceptent la pensée dominante en échange d’une part de pouvoir à sauver dans cette régression. Elles s’appuient sur le sur-salariat et le salariat gagné aux lifes politics, dont les besoins sont satisfaits et qui s’est dépolitisé, mais qui entend garantir sa représentation dans les institutions, à condition qu’elles ne remettent pas en cause l’ordre établi. Le discours du « réformisme » est alors une légitimation de cette démarche.
La CFDT et les partisans à gauche de la réforme libérale sur les retraites en ont donné un exemple flagrant. Leur champ lexical était bien en priorité celui du « sauvetage » du système des retraites, sûrement pas celui de son avancée. L’enjeu était de montrer aux classes moyennes aisées, gravitant autour de la classe dominante, qui peuvent être ou se sentir gagnantes dans le libéralisme, que les institutions qui les représentent (syndicats ou partis) sont bien intégrées à la décision et au fonctionnement de l’Etat.
On a retrouvé le même mouvement dans la campagne de gauche pour le « oui » au TCE. Le message implicite était « surtout ne sortez pas de la dynamique (libérale) européenne, mais restez dedans puisque vous y avez gagné et que vous y gagnerez encore ». Elle jouait à la fois sur l’inconscience des conséquences pour la masse du salariat, l’abandon de l’esprit de lutte, de résistance comme de conquête, et l’idée de compromis nécessaires avec le libéralisme.
Mais la difficulté que nous avons à bloquer ce mouvement vient d’abord de nos propres blocages, de notre incapacité à produire des alternatives et un discours cohérent, logique et crédible face au pseudo-réformisme.
2.3. Quelles alternatives pour et par le salariat ? L’exemple des services publics et de la protection sociale
L’héritage post-communiste, de la lutte des classes marxiste comme condition première de la motivation, de l’action et de l’émancipation, se traduit par un blocage dans la pratique, que sa théorisation et sa formulation soient explicites ou implicites, conscientes ou inconscientes. Les alternatives, les revendications et les discours qui sont alors portés mettent trop haut ou trop loin l’objectif de progrès car le véritable but est ailleurs ou à côté du salariat :
- soit il serait nécessaire que le capitalisme ait déjà été dépassé pour rendre cet objectif faisable
- soit il s’agirait en réalité de mener une pédagogie de l’anticapitalisme et de préparer constamment des luttes plus vastes plutôt que de proposer des objectifs réalisables et atteignables par étapes.
Dans les deux cas, les alternatives passent par un déni de l’existant pour ne pas s’y adapter et par la construction d’une surréalité : ce qui compterait en soi serait la lutte ; s’adapter serait accepter et accompagner. L’idéal visé ou présupposé est décliné sans présenter des étapes pour y parvenir, qui opéreraient sur la réalité, sans les mettre en perspective avec les moyens et les fins économiques. Dans les deux cas, on ne mobilise guère la société, tant que les alternatives restent des abstractions, tant qu’elles enferment le salariat dans une mission historique et dans la posture Travail contre Capital. Et on ne transforme pas grand-chose : la question de la propriété, les droits issus du travail pour le partage de la valeur ajoutée ne sont pas suffisants.
Finalement, il faut rappeler que Travail et Capital ne sont que les deux faces du capitalisme, l’un étant créé par l’autre. Et à moins de penser que cette contradiction interne mène à l’écroulement du capitalisme, comme le pensait Marx, il y a maintenant… un siècle et demi… il faut proposer autre chose à un salariat qui maintenant, est quasiment toute la société.
Ainsi les droits revendiqués, notamment en terme de services publics et de protection sociale, ne sont pas appuyés sur une réflexion sérieuse sur leurs principes, leur financement et sur leurs rapports avec la vitalité et la transformation de l’économie.
L’extension indéfinie des services publics fait abstraction de leur coût et de l’effort financier qu’ils représenteraient pour les salariés eux-mêmes, qui sont aussi à des degrés divers des contribuables, dont la plupart ne travaillent pas dans ces services et qui sont conscients de la solidité économique nécessaire pour garantir leur revenus.
Elle fait en même temps abstraction de la diversité des origines, des fonctions et des niveaux d’utilité de ces services publics. Restent deux principes rendant cohérents cette extension : le recul de la propriété privée et la nationalisation des entreprises (de service) ; l’égalité.
Mais peut-on mettre sur le même plan, sans hiérarchie en fonction de leur rôle politique, social et économique, les services publics ?
- certains sont des institutions : l’Ecole, les missions « régaliennes » de l’Etat… et certaines de ces institutions participent en outre à la vitalité de l’économie (l’école et l’économie de la connaissance notamment).
- d’autres influent sur la solidité et l’attractivité économique de nos territoires : les services de réseaux, d’énergie, de transports et de télécommunication
- d’autres relèvent d’une logique d’assistance sociale, touchant à des besoins vitaux (hôpital, eau) ou mal assurés dans le cadre du marché (le logement, la petite enfance)
Non qu’il faille arrêter a priori le service public à des « biens premiers »[8] qui seraient suffisants pour garantir la justice.
Son extension peut se faire tant qu’il répond à des besoins, à des principes mais aussi à une satisfaction de l’utilité et du bien-être. Les services publics doivent être financés par un prélèvement sur le revenu national, mais ils ne doivent pas être séparés de la capacité de reproduire ou d’accroître, et pas seulement de prélever, le revenu. Et on peut assurer, dans certains cas, l’égalité par la loi sans forcément avoir besoin de la propriété étatique.
Ainsi, ne pourrait-on chercher à distinguer les services, entre ceux qui répondent à des besoins sociaux et à une efficacité économique mais que la loi peut, au nom de l’intérêt général, encadrer et ceux qui présentent un caractère nécessaire pour notre solidité économique ou qui fassent écho à des exigences de principes sur nos institutions.
Quant au financement de la protection sociale, si on le limite à la hausse des cotisations sociales, il reste d’abord conçu pour taxer directement le Capital et non en fonction de l’efficacité fiscale et de la capacité d’investissement des entreprises.
Ainsi l’expérience des pays scandinaves a pu montrer que l’impôt direct et progressif était plus efficace pour financer l’ensemble des besoins en protection sociale. En même temps, un tel impôt égalise mieux les revenus, vise mieux et directement la classe dominante et son relais du sur-salariat que les cotisations sociales. De même, la hausse des salaires directs peut tout autant permettre le partage de la valeur ajoutée et l’accroissement de l’utilité que la socialisation du salaire indirect et différé, par les cotisations sociales.
Certes tout cela touche moins directement au Capital, mais est-ce vraiment de cela qu’a envie le cœur du salariat et le sous-salariat, davantage que d’égalité et de bien-être ? La question des moyens de l’égalité et du bien-être ne passe pas forcément pas la relation Travail/Capital.
En outre, il s’agit moins de s’adresser au salariat comme ensemble de salariés représentant le Travail, mais comme ensemble s’identifiant maintenant à la société, comme ensemble portant moins un intérêt de classe que l’intérêt général. En effet, on a vu qu’une frange de ce salariat en haut, ne pouvait guère s’identifier à cet intérêt de classe et qu’une part importante, en bas, ne pouvait guère se reconnaître dans les droits issus du Travail.
è En restant dans l’opposition Capital/Travail et dans la lutte des classes comme condition première, on aboutit toujours à l’idée que l’essentiel est de mobiliser ceux qui représentent le Travail (le salariat) pour la taxation directe du Capital (socialisation du salaire, impôts sur les sociétés etc…) ou la nationalisation du Capital (services publics etc…). Au lieu de mettre en perspective un modèle économique alternatif qui permette de répondre aux besoins sociaux, égaux et légitimes.
Non que bon nombre de droits ne puissent être issus du rapport au Travail, contre le Capital. Non que des nationalisations et les cotisations ne soient pas indispensables. Mais ces droits et instruments doivent être subordonnées et mis au service de droits issus de ces besoins et de principes, suscitant l’action et l’engagement vers de nouvelles étapes de progrès, distinctes, claires et identifiables, plus que vers un idéal implicite de renversement du Capital par le Travail ou par l’Etat représentant les travailleurs.
Mobiliser et mettre en mouvement le salariat identifié à la société nécessite deux conditions :
- Convaincre par la crédibilité des objectifs : il s’agit moins d’opposer le Travail au Capital et de réclamer des droits issus du travail, que d’exiger des droits issus des besoins individuels et sociaux, de bien-être, à la fois comme utilité, liberté et égalité.
- Susciter l’implication directe et l’engagement dans la lutte et au nom de l’universalité, de l’intérêt général qui passe par la loi.
Le compromis social-démocrate dans le rapport Travail/Capital n’est pas suffisant face au Capital financier globalisé. Nos propositions et nos alternatives doivent permettre également d’une part, de reconstruire des luttes et une implication durable du salariat identifiée à la société, d’autre part d’universaliser les droits : la loi restant supérieure au contrat pour cela.
Seulement, ce qui est nouveau est que ces luttes ne dépendent pas d’abord de la conscience de classe et du rapport au Travail mais de la conscience politique et du rapport aux besoins et à l’égalité. C’est là qu’on peut retrouver le modèle social-démocrate comme lien entre parti et syndicat, comme structure et forme d’organisation qui permet de mieux lier ces deux termes.
On dira alors que ce n’est pas le dépassement du capitalisme qui devient l’objectif prioritaire. Il s’agit plutôt de soustraire l’économie au Capital financier globalisé, par les droits issus des besoins et par l’universalité des droits. Est-ce que ce n’est pas comme cela, en agissant dans la réalité, en partant su capitalisme tel qu’il se présente, que l’on transformera d’autant plus la réalité… et le capitalisme ? Quant à son dépassement, il ne dépend ensuite que d’une capacité durable à proposer en continu des étapes toujours nouvelles de progrès.
SB
[1] DSK ou Rocard, à la « mode de chez nous ».
[2] Lénine n’était-il pas (avant de prendre la direction en son sein, du courant bolchevik) un cadre du parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) ?
[3] C’est bien le fondement du socialisme (avec Marx au plus haut point) que de définir ce qu’est le capitalisme d’abord, pour proposer quelle mode de pensée et d’action il exige et tendre vers un nouveau système ensuite.
[4] Utilisons ce mot plutôt que celui de « contrat » : la société n’est jamais réellement fondée sur des contrats entre individus ou organisations, mais sur des institutions, des rapports sociaux et des équilibres pratiques. Il n’y a qu’un seul contrat a priori, qui est une substance abstraire et globalisante, qui ne repose pas a priori sur la situation de ceux qui le contractent (comme s’ils étaient à « l’état de nature »): le contrat social.
[5] C’est l’auteur lui-même qui surligne ce mot, à la page 58 de son livre, que n’a pas du lire Michel Rocard, qui l’a pourtant préfacé.
[6] En particulier et d’abord le droit démocratique à la souveraineté et au suffrage universel.
[7] On retrouve le lien fait par A. Sen dans Ethique et économie ou la conception de la Cité, de la citoyenneté et de l’Homme « animal politique » développée par Aristote.
[8] Pour se référer à la conception de l’égalité selon John Rawls.
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