Notre ami Gérard Perrier nous rappelle que la "nature" humaine est partout. Le mois d'août est propice à un petit retour sur soi. On appelle cela les vacances.
1/Vivre le radicalement autre.
Est prévisible ce qui, d’une manière ou d’une autre, se réduit à la perpétuation de ce qui est. Le radicalement nouveau échappe à la prévision, parce que justement, il n’est pas réductible au présent. Le devenir n’est pas l’avenir !
La Guyane m’est apparue 6 ans avant la retraite comme une occasion de changer de vie.Totalement. Je n’ai pas été déçu. J’en ai publié un livre en rentrant en « métropole » comme on dit là-bas, tant la succession de découvertes a été mon quotidien que je vais ici essayer de synthétiser ici.
2/ La nature insoumise.
J’ai été révolté par les injustices ma vie durant, dès l’âge de 14 ans, pendant la guerre d’Algérie. Un écho d’une histoire de l’enfance. Leçon de morale et de politique.
Mon père, ouvrier traceur de coques de navires à l’Arsenal de Toulon travailla au Maroc à l’Arsenal de la Marine Nationale du port de Casablanca de 1942 à 1945. Il me raconta une anecdote vécue par lui alors qui orienta les choix de ma conscience tout au long de ma vie, de façon décisive.
A sa descente du bateau, parti de Toulon dans un des derniers transports militaires autorisé, juste avant que les troupes nazies ne franchissent la ligne de démarcation en novembre 1942, il arrive donc au port avec son bagage. Des collègues l’attendent. Un portefaix marocain se précipite pour lui porter ses valises. A la fin de cet accompagnement mon père donne une pièce au Marocain, comme on le fait alors naturellement dans ces services de la rue ou au café. Ses collèges, tous bons ouvriers et bons pères de famille sans doute, l’en dissuadent. « Un grand coup de pied au cul, c’est tout ce qu’il mérite celui là ! ». En riant aux éclats comme pour une bonne blague.
Des années après mon père me transmet son émotion et sa révolte. Elle ne m’a plus quitté. Je compris immédiatement que le monde colonial était construit sur de la violence. Plus tard je sus ce qu’était le viol des cultures locales par intrusion de la «civilisation». Viol des territoires. Pillage économique. Destructurations sociales irrémédiables, remodelages coloniaux d’asservissement version républicaine dite d’émancipation, version économique d’exploitation brutale. Combinaison complexe des deux visages.
Quel rapport avec mon propos ici ?
L’Amazonie m’attire. Ce territoire est l’un des derniers au monde à avoir « résisté » par son immensité à sa propre disparition comme forêt dite primaire par les botanistes. On découvre que la nature existe par elle-même. Non comme chose soumise et exploitable mais comme habitée par des logiques propres dont nous sommes partie prenante. Avec la crise écologique manifestée au grand jour par les questions conjointes du réchauffement climatique, de la crise énergétique, combinées à la surconsommation du Nord et au productivisme maladif qui l’accompagne et suscite les envies de copie au Sud toujours chroniquement inégal, le monde entier apprend que l’affaiblissement de la nature nous affaiblit, que son empoisonnement nous empoisonne, que mourante nous mourrons avec elle.
L’Amazonie en face de ma terrasse, sous les fenêtres de mes classes à Saint Laurent du Maroni, 5 années durant m’a fait vivre de façon « autre », apporté plaisirs et jouissances quand je dus me passer de tellement de ce que je connaissais de ma vie ici. Alors quoi ?
Moins de consommation, plus de contemplation.
Les commerçants chinois des 8 à 8 n’avaient pas «tout». Il fallut s’en passer.
Les lieux culturels, rares, il fallut inventer. Et nous voilà sculptant le bois chez un artisan qui nous enseigne chaque semaine à créer des formes à partir de cette si grande variété des bois précieux de la forêt.
Les fleuves immenses, routes en forêt qui en est totalement dépourvue sauf sur la côte (Kourou !). Les ciels atlantiques si changeants. Les pluies qui assourdissent et forcent à l’immobilité le temps d’une averse ou d’une semaine entière selon la saison. Les orchidées jusque sur les fils téléphoniques. Les oiseaux de tant de chants et de couleurs, les batraciens de l’eau, des arbres…La nature comme Eden. Sur un inselberg au Surinam d’à côté, un matin de commencement du monde nous écoutions l’éveil de la vie avec des ornithologues. Des singes araignée aux aras en passant par les jappements de chiots des Toucans, les chants de ventriloque des Hoccos, les cris d’alerte de Caracaras, les appels puissants des Aras. Ou les sifflements trisyllabiques du Paypayo quand on entre dans sous bois. Je n’oublie pas l’inoubliable chant étrange et rare de l’Ibijau gris la nuit : pur, sonore et mélancolique. Comme je n’oublierai jamais les mille pas de charge de la pluie quand elle vient vers nous sur la canopée de la forêt.
Donc ici se transforment nos perceptions sensorielles, s’aiguise le regard, s’avive la pensée avec le monde. Et non plus sur lui. L’Amazonie a chaviré mon regard. Il n’est plus le même aujourd’hui. J’étais un peu poète avec la nature. Je le suis complètement et je prolonge aujourd’hui ces fulgurances là.
3/Les limites de la République.
Souvent territoire de non droits, mélange d’incurie des services de l’état, de traditions coloniales, de contre pouvoirs syndicaux ou associatifs achetés ou isolés, l’opinion guyanaise est partagée entre la gestion par ses élus de glanes financières à Paris ou Bruxelles pour combler les retards dans tous les domaines de la vie publique, toujours recreusés quand ils sont comblés par une population jeune et en voie d’expansion constante comme dans les pays émergents, et le national populisme attrape voix des pauvres, impasse historique.
Quelques exemples vécus pour illustrer.
Les non droits sont consubstantiels de la vie guyanaise .
D’abord l’hétérogénéité des traitements d’acquisition de la nationalité française.
Arbitraire, contradictoire, issue de bouts de politiques incohérentes au fil du temps et sous la pression des élites créoles qui entendent ne pas crouler sous le nombre et perdre ainsi leurs pouvoirs (venues des Antilles françaises ou anglaises voisines, principalement à la fin du 19 ème qui fait s’installer ces populations qui feront souche dans l’agriculture, l’or, le bois, les services et commerces à côté des fonctionnaires civils ou militaires de France métropolitaine, centrés de 1850 à 1950 sur le bagne et l’administration ou le commerce d’importation depuis la France de tout. Y compris l’alimentation. Un pays d’économie de comptoir colonial jusqu’aux années 60 quand l’industrie spatiale prend son essor à Kourou.
Après une longue période depuis le 16ème siècle d’une colonisation marginale à côté des empires hispaniques et lusitaniens voisins d’Amérique latine, les peuples issus de la traite négrière au Surinam voisin (ex Guyane hollandaise) sont faits français car il faut contrôler les marches fluviales de l’Ouest. On trouve les 2000 Bonis devenus citoyens français sous Napoléon III. C’est une nation Marronne à côté des 6 autres nations marronnes formées autour de chefs et des luttes très dures pour fuir les plantations esclavagistes hollandaises et les quelques « habitations « de Guyane (domaines agricoles coloniaux, les « Casa grande » au Brésil et « hacienda » en Amérique hispanique). Je rappelle ici que « marronnage » vient de Saint-Domingue, de l’espagnol « cimarron » : bête domestique redevenue sauvage. Jugez la formule et vous aurez une idée du sort de ces Africains déportés en masse, dans ce vocable de l’époque esclavagiste. Cette histoire au Surinam et un peu en Guyane a été principalement étudiée par un anthropologue nord américain Richard Price auteur d’ouvrages étonnants que j’ai découvert là-bas et que je recommande . Notamment « Les premiers temps »,la mémoire orale de la grande épopée héroïque des luttes des esclaves, surtout les Saramaka, depuis le 17ème siècle et leur curieuse vie marginale en forêt ensuite avec invention d’une langue propre le « nengué tongo » improprement nommé en Guyane « Taki-taki » (de to talk ,parler, en anglais), formes sociales et expression artistique originales, notamment l’art des Tembés, éditée au Seuil et aussi la recherche de la mémoire d’un marginal antillais devenu leader des grèves et manifestations dans les plantations de canne à sucre contre la misère et les fraudes électorales massives organisées par les « békés » blancs, puis déporté au bagne de Cayenne dans les années 30 : « Le bagnard et le colonel » publié aux P.U.F).
Après une importation de main d’œuvre surtout Saramaka pour construire la base de Kourou au début des années 60, qu’on ne régularise qu’au compte goutte, comme les Haïtiens fuyant la misère (ils sont 30 000 recensés en Guyane en 2000 pour une population guyanaise totale de 230 000 habitants). Dans un même quartier des naturalisés français côtoient des personnes en situation irrégulière …parfois dans une même famille ! Et cette population corvéable est d’autant plus utile qu’elle est une main d’oeuvre sous pression. Comme les Brésiliens venus de l’état frontalier voisin de l’Amapa pour orpailler en forêt dans la condition des mineurs de Zola ou travailler dans le bâtiment. S’ajoutent enfin les Djukas, nation marronne du Surinam, ravagé par une guerre civile fin des années 80 et qui fait fuir des milliers de l’autre côté du fleuve Marroni des « personnes provisoirement déplacées du Surinam» selon la terminologie paperassière d’alors, installés dans des camps qui ont fini par faire souche sur place dans l’ouest guyanais avec des procédures de naturalisation (« le jugement déclaratif de naissance », parcours judiciaire et administratif du combattant pour tenter de prouver ou de frauder une naissance côté rive française pour des populations nomades, des archives perdues, des témoins improbables d’ascendances etc…Pour finir avec les Amérindiens qui doivent batailler ferme pour maintenir leur propriété collective de la terre et de leurs villages, prunelle des yeux et identité sociale des peuples autochtones sur tout le continent américain, que les cadastres, régimes fiscaux et autres plans d’agrandissement urbain voudraient voir disparaître. Tantôt ils y parviennent, tantôt on leur conteste telle parcelle, telle forêt pourtant reconnue comme lieu de chasse et de cueillette par une loi des années 80. Je n’oublie pas enfin les territoires de non droit absolu et de violences en forêt que sont les sites d’orpaillage clandestin, le mercure des rivières qui empoisonne les rivières et les sols, les poissons, base de la nourriture des villages amérindiens des fleuves…
Ensuite, toujours au chapitre des non droits, abus d’autorité, traitements arbitraires et injustices chroniques, corruptions, abus de biens sociaux, gaspillage des fonds publics…Ce n’est pas propre à la Guyane vous vous en doutez mais c’est ici particulièrement étendu. J’en étudie en détail dans mon livre et je vous renvoie aux actes publics et enquêtes de la Chambre régionale des Comptes des Antilles et de la Guyane à Basse Terre en Guadeloupe et qu’on trouve sur le Net.
La question du statut politique de la Guyane pour clore cette partie.
Colonie jusqu’en 1948 (la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’état ne s’y applique donc pas) puis département d’outre-mer (DOM ) approuvé par référendum, la dernière évolution statutaire date des lois de décentralisation initiée par Gaston Defferre qui ont vu communes, Conseil général, Conseil régional renforcés en compétences et ressources. La Guyane sur un territoire de 87 000 km2 (le plus grand département français) est la seule Région Ultra périphérique (RUP en jargon) de l’Union européenne en Amérique latine. Les élus guyanais en majorité souhaitent depuis plus d’une dizaine d’années un statut particulier accordant plus d’autonomie de gestion et attribution de compétences nouvelles, des capacités législatives propres, voire des pouvoirs régaliens d’un état, à terme, comme en Nouvelle Calédonie depuis les accords dits de Matignon du gouvernement Rocard en 1998 et la période d’évolution ouverte depuis lors qui devrait, peut-être, se concrétiser par une quasi souveraineté voisine de l’indépendance.
4/CONCLUSIONS
Il y a donc débat sur l’avenir de la Guyane . Le statu quo ? Une évolution vers plus d’autonomie de gestion ? Une indépendance (comme les îles du Cap Vert par ex, RUP non soumise comme un DOM à la législation de la capitale et qui négocie donc directement avec l’U.E ses politiques décidées sur place, quand Cayenne doit passer par le gouvernement national pour toute négociation avec Bruxelles) ? Une Union française de toutes les ex colonies françaises (DOM et TOM et territoires comme Mayotte) dans le monde, plus affirmée dans son unité législative ? La question est posée. Sachant que le Brésil n’a pas renoncé à ses ambitions sur ce petit voisin. Que la mondialisation appelle plutôt des configurations plus rationnelles de fédérations que des logiques d’éclatement (on voit par ex en ex- Yougoslavie avec ses « républiques indépendantes » que c’est l’ONU voire plus directement encore l’administration nord-américaine et les fonds qui l’accompagnent qui font la loi réelle sous les drapeaux, armées, monnaies, administrations d’états qu’on n’ose appeler « fantoches » par respect pour les peuples qui les plébiscitent par nationalisme identitaire quand la main invisible du marché régule tout en fait.
La même question se pose pour des institutions comme l’enseignement public que je connais bien mieux que les questions de développement économique endogène par exemple. Comment assurer l’égalité de toutes les composantes guyanaises sur un territoire dont 96% est recouvert d’une forêt équatoriale dense ? Comment permettre l’émergence de nouvelles couches sociales de décideurs économiques ou politiques quand les égoïsmes concentrés, comme ailleurs autour des détenteurs des pouvoirs (grandes familles propriétaires du foncier lucratif, bourgeoisie rentière dans l’immobilier, sociétés multinationales dont les états majors sont européens ) sans un enseignement public fort, adapté aux réalités locales surtout dans les domaines technologiques encore sous développés, avec internats publics ( grandes distances et faibles moyens économiques), un élargissement des moyens pour études en France ou aux Antilles voisines quand l’ Université de Cayenne peine à stabiliser des enseignants de qualité sur place. cela suppose enfin de refuser la démagogie nationaliste avec la revendication de la priorité au recrutement local quand les possibilités sont insuffisantes car la population est pour un temps encore trop peu nombreuse pour abonder ses besoins en cadres. Augmenter le nombre des guyanais supposerait une ambitieuse politique d’intégration scolaire, sociale, citoyenne (élargissement des bases des postes électifs : je me suis battu par ex avec qlqs amis politiques pour que le maire d’Awala Yalimapo, commune amérindienne de la côte, soit en position d’être VP de la Région aux régionales de 2004, avec de fortes oppositions des créoles guyanais qui voulaient toutes les places (comme à Marseille il en est allé de même quand il s’est agi de faire place aux enfants de la troisième génération née en France mais avec des noms …Arabes !), des populations pour l’heure « marginales » et de naturalisation contrôlée mais volontaire. En lieu et place d’un « glacis » territorial qui défend des privilégiés et des privilèges de toutes sortes. Avec les ségrégations consécutives pour l’habitat, les quartiers, l’accès aux emplois etc …
Pour porter ces réformes de fond, pour un avenir qui assure la redistribution des richesses, la vie politique selon des principes démocratiques en Guyane, un vrai parti de gauche de transformation sociale et républicaine est indispensable à la Guyane.
Quand elle est engluée dans des querelles de personnes, de territoires et de pouvoirs cantonnés dans des cercles restreints de partis à bout de souffle. Comme chez nous en France ! J’ai essayé d’apporter ma pierre en ce sens en étant suppléant d’une guyanaise (agricultrice et syndicaliste, Chantal Berthelot aux législatives de 2002 et en créant de petits réseaux militants de gauche indépendants. Les résultats se font attendre . Et si Ch.Berthelot est élue pour mon bonheur, en 2007, députée de la Guyane avec Mme Taubira, quand nous avions fait 13% en 2002, j’ai constaté que du chemin restait encore à parcourir.
Il faut se défaire de tant de préjugés pour comprendre la Guyane !
Des bestioles et serpents de ce soi-disant « enfer vert » que j’ai trouvé plutôt édénique, comme j’en ai parlé au début de mon propos, aux soi- disant « traditions culturelles » qui sont de bons camouflages des injustices sociales.
J’ai essayé par cet exposé très incomplet de donner une vue , la mienne certes, de ce pays attachant où j’ai vécu 5 années de 2000 à 2005.
J’ai beaucoup donné de moi–même à la jeunesse scolaire très défavorisée de mon collège au bord du Maroni, à mes collègues, aux côtés de personnalités hors du commun dans le syndicalisme enseignant ,et aussi parmi mes jeunes ou moins jeunes collègues pleins de l’enthousiasme de pionniers, des guyanais lucides et ouverts dont j’ai écrit les portraits dans mon livre, en pourfendant aussi les incompétents prétentieux les potentats aux petits pieds, les « farceurs » (comme le dit de façon euphémistique mon ami Alain Bravo avec son délicieux accent martiniquais !) d’une administration publique tellement renouvelée qu’elle a peu de mémoire et d’efficience.
J’ai aussi beaucoup reçu de ce pays. Une part de rêve, une part de tendresse pour ceux que j’y ai connus et estimés, laissés là bas à 8000 kms et 9h d’avion. Une part de ma vie enfin celle où l’on a plus de maîtrise que dans les débuts mais aussi là où s’achève un parcours. Quand commence le temps des contes, des poèmes, des enseignements qu’on essaie de transmettre pour la suite du monde. La meilleure part de soi même au fond.
Gérard Perrier, Puyloubier, 2 août 2008.