Il est une certaine façon de considérer le politique, qui n’aide sans doute pas à diffuser des analyses susceptibles d’éclairer le corps civiques sur l’évolution, l’état et les enjeux de notre vie démocratique : c’est cette façon de l’aborder, avant ou au-dessus de tout, par le culturel, les représentations et la subjectivité des individus.
Se centrer sur le sujet et ses représentations, en d’autres termes finalement, renvoyer les individus à eux-mêmes ou à ceux, pour leur exotisme, du passé : voilà une tendance qui d’une part, pose un problème aux sciences humaines (le « tout culturel ») et qui d’autre part, encourage les individus à se complaire dans leur subjectivité et dans la relativisation sans mesure du rôle du politique, tout en le laissant suivre ses plus mauvais penchants.
L’exemple de l’histoire : le rapport aux cultures politiques
L’histoire, qui devrait particulièrement contribuer à la compréhension du politique, car elle permet l’exercice du regard critique sur le champ des sociétés passées et contribue à comprendre les interrogations du présent, n’échappe pas à cette tendance.
La notion de « culture politique » est au centre de l’approche de l’histoire politique actuelle. Ensemble de représentations soudant des groupes, au sein de la société, sur le plan politique, elle permet de décrire une dimension de la vie politique et de mettre l’accent sur la variabilité des comportements et des attentes en fonction de l’espace et du temps.
C’est la survalorisation des représentations, considérées comme le niveau le plus global de la compréhension, aux dépens des éléments objectifs (l’Etat, les régimes, les institutions, dont les partis) et rationnels (les pensées politiques, les idéologies), qui est gênante.
Serge Berstein, dans Les cultures politiques en France (2003), propose une composition équilibrée de ces cultures – « racines philosophiques, références historiques, régime politique » – et une explication, à travers elles, de l’intériorisation de certaines causes ou opinions par les individus, qui ne relève pas de l’inconscient mais de « l’adhésion profonde », d’un « acte quasi-automatique ».
Ceci admis, a-t-il raison de prétendre aussi qu’elles forment « l’identité des grandes familles politiques, bien au-delà de la notion réductrice de parti ou de force politique, chargée de dire le dogme et de veiller à sa pureté » ? N’est ce pas trop caricaturer les partis et en même temps minimiser leur importance et la dimension institutionnelle, rationnelle et objective de ces identités et familles politiques ?
Si « la force d’une culture politique est de diffuser un contenu politique par des voies autres que celles du politique », à quel point cela limiterait-il le rôle du politique lui-même ?
D’autres propos vont plus loin en faveur des représentations et du culturel. Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, par exemple, dès l’avant-propos de la récente Histoire des gauches en France, affirment bien que « l’histoire politique doit être d’abord une histoire culturelle de la politique».
Jean-Jacques Becker, concluant cette Histoire des gauches, à travers l’exemple d’une structure fondamentale du politique, la bipartition droite/gauche, insiste à la fois sur ses limites actuelles voire son inefficience et sur le fait que cette bipartition reste proclamée et réelle. Il est, selon lui, « une loi de l’Histoire que les représentations sont infiniment plus durables que les réalités qui les ont fait naître ». Si l’on pousse cette logique, les éléments contextuels et contingents auraient été le moteur de la bipartition droite/gauche, perdurant à cause d’un attachement culturel (subjectif), alors même qu’elle n’aurait plus de raison (objectives) d’être.
On voit là que se dessine une vision particulière de l’histoire politique… et du politique, tout court.
Dans le même ordre d’idées, Etienne Schweisguth écrit, à propos des recompositions des cultures politiques, dans l’ouvrage dirigé par S. Berstein (Les cultures politiques en France) : « Qu’on le regrette ou qu’on s’en accommode, le déclin des identités politiques, au sens de systèmes de valeurs fondant l’identification à une organisation politique, semble inexorablement inclus dans l’évolution des structures politiques et idéologiques. Peut-être est-ce le prix à payer pour le triomphe de la modération politique auquel on assiste aujourd’hui dans les démocraties occidentales. Peut-être encore une fois faut-il y voir l’effet de l’élévation générale du niveau d’instruction et du niveau de vie, qui développe le sens du relatif, réduit les frustrations, et affaiblit les visions du monde manichéennes en renforçant la tolérance à l’ambiguïté. […] En France, comme dans tous les pays d’Europe, c’est la conquête du centre qui assure la victoire électorale. » Le culturel explique le culturel : exit les responsabilités du politique, le cadre institutionnel et l’œuvre de la pensée ? Voilà surtout qui relève sans doute moins de l’explication et de la compréhension, que d’une volonté de souscrire à l’affaiblissement de la société politique, avec les repères, les délibérations, les contradictions et les confrontations qu’elle suppose.
A la fin, les représentations à la fois dépassées et en recomposition, relègueraient au second plan les régimes, les pensées politiques et les partis, en même temps qu’elles condamneraient la bipartition droite/gauche comme la référence aux principes – d’où sans doute la manie de ne parler que de « valeurs » – les ayant constitué. Il ne resterait plus qu’à s’en remettre aux évolutions de la société civile et des « cultures », qui s’imposeraient à chacun et à tous, englobant tout, sans que l’on sache bien, au bout du compte, d’où elles viennent et où elles nous amènent.
Plutôt que de recomposition des identités et des cultures politiques, ce serait alors de décomposition qu’il faudrait parler. Et cette décomposition viendrait sans doute moins d’une évolution propre des représentations et des cultures, que des éléments objectifs, institutionnels et rationnels, qui forment le politique. Car si l’on considère que ces éléments entrent dans la constitution des cultures politiques, on peut aussi penser qu’ils les conditionnent et les dépassent.
Cela nécessite de réfléchir à ce que signifie le genre masculin pour désigner le mot « politique ».
Pourquoi parler DU politique ?
Il paraît difficile de séparer, comme deux choses et deux contenus différents, le politique et la politique. Parler du politique serait d’abord une façon de distinguer l’ensemble ce qui est politique comme un objet autonome, en interaction avec les autres champs de la société globale (le culturel, le social, l’économique, etc.). Ce qui change ne serait pas l’objet lui-même, son contenu (ce qui concerne la politique), mais le regard qu'on porte sur lui. Une question de point de vue sur la politique et son rôle.
Cet objet politique, selon Jean-François Sirinelli correspond à la « la question de la dévolution et de la répartition de l’autorité et du pouvoir au sein d’un groupe humain donné et l’étude des tensions, des antagonismes et des conflits en découlant ».
Au-delà de cette définition, que peuvent nous montrer de grands modèles de la philosophie politique, avec une portée qui dépasseraient les contextes dans lesquels ils ont été formulés ?
Dans la vision de l’objet politique, du gouvernement et du pouvoir, développée en opposition par le marxisme et le libéralisme, on retrouve bien deux préoccupations déterminantes : l’Etat et les partis.
Le libéralisme porte une pensée sur le pouvoir et l’Etat, en rapport avec une nouvelle définition de la société civile. L’Etat est différencié de la société civile, expression des relations économiques, mais aussi culturelles et juridiques (car les transformations économiques sont aussi civilisatrices). Il doit seulement en assurer la pérennité, garantir des libertés et des droits, sans que le droit de participer aux affaires de l’Etat soit ouvert à tous. Benjamin Constant écrit par exemple : « Le gouvernement a une sphère qui lui est propre. Il est créé par les besoins de la société et pour empêcher que ses membres ne se nuisent mutuellement. »
En même temps, comme le rappelle Philippe Raynaud (« Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, n°118, 2007), le libéralisme, pour définir le rôle et l’organisation de l’Etat, porte les idées de séparations et d’équilibre des pouvoirs, ainsi que de représentation, par laquelle le compromis avec la démocratie a pu se produire. En outre, dans le cas de Montesquieu, l’attention portée à un régime représentatif et de séparation (le modèle anglais) amène à mettre en lumière le rôle des partis : « Montesquieu est un des premiers à voir que le ressort politique n’est pas seulement l’agencement des institutions, mais l’équilibre entre les forces politiques qu’on appellera les « partis » ».
Chez Marx, le pouvoir d’Etat, devenant le « pouvoir national du Capital sur le Travail », « un engin de despotisme de classe » (La guerre civile en France) est un enjeu essentiel de la lutte des classes et de la réalisation d’une société communiste idéale, qui doit permettre de le dépasser. Le rôle historique du prolétariat serait bien de s’organiser en parti - comme le rappelle le titre du Manifeste – de conquérir le pouvoir d’Etat mais pour détruire la société de classes, et donc à la fin, l’Etat lui-même. D’ailleurs – et n’est-ce pas une des principales limites du marxisme ? – la société communiste serait une société sans Etat et en quelque sorte, sans politique : « Les antagonismes de classes une fois disparues dans le cours du développement, et toute la production concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. » (Manifeste du parti communiste).
Ainsi, comme nous le montrent les pensées de philosophes, raisonnant d’ailleurs aussi en historiens, tels Montesquieu ou Marx, la structuration de la société repose sur l’Etat, qui lui-même ne peut être délié des rapports entre forces politiques organisées, dans le cadre d’une représentation parlementaire et/ou d’un antagonisme entre classes sociales. D’ailleurs, dans le cas de la révolution française, les libéraux des premières décennies du XIXe siècle sont les premiers à voir en elle une révolution bourgeoise (les limites de ce modèle ne sont pas notre sujet ici), c’est-à-dire le résultat de l’ascension sociale, des buts et de l’action politiques d’une classe.
Autrement dit, le politique serait d’abord le problème du pouvoir de l’Etat, ce qu’on appelle la souveraineté, le domaine de la construction, du fonctionnement et du rôle des éléments qui d’une part, incarnent l’Etat, c’est-à-dire les institutions et les régimes, et des éléments qui d’autre part, agissent pour influencer l’Etat ou en prendre la tête, c’est-à-dire les partis ou les autres formes d’organisations politiques (souvent antérieures aux partis modernes), ayant des pratiques propres et sensés incarner des pensées.
Et le politique devient un enjeu d’autant plus vaste quand, par la démocratie, l’Etat moderne constitué et distinct de l’ensemble du corps social, doit en même temps en tirer sa légitimité.
Pour quelle vision actuelle du politique ?
La crise des identités politiques ainsi que des idéologies transformatrices, la remise en cause des pouvoirs nationaux, l’adhésion dominante à l’économie de marché autorégulé, ainsi qu’à la « démocratie d’opinion » – pour ne pas dire la démocratie du spectacle, du marketing politique et des émotions, ou pour ne pas parler de démocratie de la démagogie – accréditeraient-elles la nécessité d’appréhender le politique autrement, notamment par le culturel ou dans le culturel ?
Pourtant, ce sont bien les Etats (sous la forme encore d’Etats nations) qui détiennent l’essentiel des pouvoirs politiques et dans les démocraties, les bases d’une légitimité identifiable.
Ainsi l’UE continue de dépendre des Etats nationaux, même si leurs dirigeants peuvent renoncer à assumer leurs responsabilités, du fait de la difficulté de s’entendre à 27 maintenant et/ou d’une adhésion tacite aux choix de la commission et de la justice européennes. Et si se constitue peu à peu un pouvoir supranational sans Etat, c’est au détriment de la transparence de ses choix, de la délibération sur ses objectifs et de la définition de ses attributions.
Et ce sont bien les partis, du fait de la maîtrise du processus électoral (candidatures et investitures) et de la production de projets effectivement mis en œuvre, par la prise du pouvoir, qui tiennent les rouages essentiels de notre vie démocratique, et pas seulement nationale.
Pour reprendre l’exemple de l’UE, les modèles politiques néolibéraux ou néoconservateurs se sont bien imposés d’abord dans des partis, transformés par leurs leaders – le parti conservateur de Thatcher, le New Labour de Blair – prenant ensuite le pouvoir national ; les députés européens s’organisent bien en groupes parlementaires voire en partis transnationaux ; les membres de la commission européenne, symbole d’une légitimité technocratique, sont bien choisis en fonction de leur appartenance politique, etc.
C’est en relativisant, dans l’analyse de nos sociétés, l’importance de l’Etat et le rôle de l’organisation collective, consciente et objective, comme celui d’une réflexion idéologique, rationnelle, et en laissant, dans la pratique, les partis n’être que des syndicats d’élus ou des simples relais des ambitions, personnelles et/ou idéologiques de quelques uns, que l’on se prive finalement de la capacité à comprendre les ressorts de notre avenir commun et à influer sur lui.
La société politique n’est pas alors seulement séparée de la société civile, au sein de toute la société : elle est une espace réservé, à des élus, à des hommes d’appareils et à ceux qui sont à leur service, qui tendent à former une des catégories professionnelles de la société civile, monopolisant l’exercice du pouvoir et de la souveraineté.
Hors de l’Etat (moderne), il n’y a pas de bases pour une légitimité, clairement identifiables par un peuple, conçu comme un ensemble de citoyens, ayant une certaine densité politique, c’est-à-dire constituant une masse quantitativement pertinente sur un espace déterminé et unie au-delà des appartenances immédiates (familles, communautés, ethnie, ou mêmes communes ou localités). Il faut sinon vider la citoyenneté de son contenu politique, et la réduire à la garantie de la libre circulation des hommes, de la libre entreprise et de la propriété individuelle : des choses pour l’essentiel souhaitables et pas condamnables en soi, mais qui ne permettent pas d’agir démocratiquement, sur l’avenir commun.
Hegel et la « disposition d’esprit politique »
N’est-ce pas d’ailleurs ce que pourrait nous rappeler la pensée d’Hegel, issue des Principes de la philosophie du droit, « contre toute philosophie du sujet » (pour reprendre l’expression Jean-François Kervégan, dans sa présentation de cette œuvre).
En effet, Hegel ne nous montre-t-il pas que les lois, les institutions, l’Etat et disons donc, le politique, sont l’œuvre de la pensée, de la volonté rationnelle ? Les institutions objectives viennent de l’intérieur des individus, de leur volonté subjective de liberté mais recherchant consciemment un accomplissement objectif. C’est ce qu’il appelle le « témoignage de l’esprit », par lequel l’individu est conscient que son essence est la liberté. Il utilise aussi les notions d’ « esprit objectif » (c’est-à-dire objectivant le subjectif) et de « disposition d’esprit politique » pour décrire ce mouvement. Et il paraît difficile de les assimiler aux représentations et aux cultures politiques.
Hegel n’a-t-il pas su remettre la société civile et l’Etat à leur place ? L’existence de la société civile avec les garanties juridiques qui lui permettent d’exister, qui ne peut donc exister sans l’Etat, donne aux individus l’exemple d’un premier niveau d’universalité, leur montre la nécessité d’institutions universelles plus hautes, celles de l’Etat. Alors, « l’Etat est l’effectivité de l’idée éthique » : « l’élément éthique objectif », l’institution la plus universelle, permettant de surmonter les conflits entre individus et de garantir l’existence réelle et concrète de la liberté.
Ainsi, la culture selon Hegel est autre chose que celle dont traitent les historiens. Il s’agit du processus par lequel, grâce à l’expérience de la société civile, l’individu arrive à comprendre, à vouloir et à penser l’existence de l’élément éthique universel permettant la liberté, qu’est l’Etat, en se libérant de sa subjectivité immédiate. « A l’intérieur du sujet, cette libération est le dur travail à l’encontre de la simple subjectivité de la conduite, de l’immédiateté du désir, ainsi que la vanité subjective du sentiment et de l’arbitraire du bon plaisir. »
Cela ne traduit-il pas au mieux ce qu’est ce que l’on appelle souvent l’aspiration au « vivre ensemble » ?
Hegel refuse de faire passer les contingences avant la substance rationnelle, objective et éthique de l’Etat : « L’autre contraire de la pensée qui consiste à saisir dans la connaissance l’Etat comme un élément rationnel pour soi est de prendre l’extériorité du phénomène, de la contingence [,] de la détresse, du besoin de protection, de la force, de la fortune, etc. non comme des moments du développement historique, mais au contraire pour la substance de l’Etat. »
Cela ne pourrait-il être appliqué, non seulement à l’Etat, mais à l’ensemble de ce qui structure le politique, partis et bipartition droite/gauche d’abord ?
Un enseignement à tirer de la pensée d’Hegel ne serait-il pas la nécessité de lier les individus au politique, de comprendre leur dimension politique, et non de les enfermer dans leur subjectivité ? C’est une question de point de vue dans l’analyse de nos sociétés. C’est une question de survie pour la démocratie. C’est, pour tout citoyen, un appel à la pensée, à la raison et à l’universalité.
SB
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