Exceptionnellement ;) un article qui vient d'ailleurs, écrit par Caroline Chevé (une collègue de philosophie), qui reprend son intervention à l'université populaire et républicaine de Marseille.
« L'égalité, prise au sens littéral, est un idéal mûr pour la trahison. Ceux qui, hommes ou femmes, s'engagent à la respecter, la trahissent, ou semblent la trahir, dés qu'ils organisent un mouvement pour l'égalité et se distribuent entre eux du pouvoir, des postes et de l'influence. (...) Des gens de ce genre sont à la fois nécessaires et inévitables, et ils sont certainement quelque chose de plus que les égaux de leurs camarades. Sont-ils des traîtres ? Peut-être que oui – mais peut-être que non.»
Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil.
L'égalité, un projet problématique
Conséquences de la nature, ou des processus sociaux, toute situation sociale est à l'origine inégalitaire. Le fondement égalitaire de la société que l'on trouve dans les théories du contrat, chez Rousseau par exemple, est une fiction théorique : l'homme est toujours déjà en société, et dans une situation inégalitaire.
Les réponses traditionnelles au problème de l'égalité (rôle de l'Etat, intervention politique...) soulèvent le problème de la mesure : un système ayant pour finalité d'empêcher toute apparition d'inégalités dans une société donnée devrait intervenir sur la quasi totalité de l'existence des individus et prendrait inévitablement une forme totalitaire dont nous ne voudrions à aucun prix.
L'égalité est donc toujours un idéal, un projet à instaurer, qui soulève à la fois la question de la manière et de la nature : de quoi parlons-nous quand nous parlons d'égalité ? Quelle égalité voulons-nous instaurer ? Comment la réaliser, en prenant ce dernier terme au sens fort, la rendre réelle, effective ?
L'égalité n'est pas une fin en soi. Si nous voulons l'égalité, c'est parce que nous pressentons, parfois confusément, que l'égalité entretient un rapport étroit avec la justice, qui, elle, peut constituer une fin politique en soi. Le problème de l'égalité a pour toile de fond un problème philosophique et un problème plus proprement politique. Qu'est-ce qu'une société juste ? Comment rendre une société plus juste ?
C'est cette double armature, philosophique et politique, du problème de l'égalité, mais aussi l'écart qui existe entre le sens philosophique d'un concept et l'usage politico-médiatique d'une formule qui nous impose de distinguer, dans cette présentation, l'analyse de l'usage des idées d'égalité des chances et d'égalité des droits et l'analyse de leur sens et de leur valeur.
- De l'égalité des droits à l'égalité effective
L'égalité des droits constitue la réponse traditionnelle de la philosophie des Lumières au problème de la justice. Une société est injuste, et nécessairement inégalitaire, si les droits qui s'attachent à tel ou tel individu dépendent de tel ou tel critère (naissance, richesse, talents...) plutôt que de sa seule appartenance à la société. Les droits seront donc les mêmes pour tous. Et comme il ne suffit pas que les hommes naissent égaux en droits, mais aussi qu'ils le demeurent, les droits seront aussi garantis, par la loi et les institutions.
Mais que les droits soient identiques et garantis ne suffit pas à les rendre effectifs, c'est-à-dire à assurer que l'individu en jouisse réellement et pleinement.
Ex : Chaque individu a droit de présenter le baccalauréat. Aucune condition n'est exclusive de ce droit (sauf sanction pénale). L'égalité est-elle réalisée par cela seul ? Ou alors à quelle condition le sera-t-elle ? Faut-il que chacun ait la possibilité de le tenter s'il s'en montre capable ? Soit amené au niveau requis pour le tenter ? Pour le réussir ? Ou que chacun le réussisse effectivement ?
On voit bien par là que si l'égalité des droits est évidemment la condition nécessaire à tout projet d'égalité, elle ne s'impose pas comme condition suffisante. Une fois posée l'égalité des droits, le problème reste entier : il faut délimiter ce que l'on entend par égalité réelle, et chercher comment la réaliser.
La réflexion sur l'égalité des chances en philosophie constitue une tentative de résolution de ce problème du passage de l'égalité des droits à l'égalité réelle. En effet la formule égalité des chances est à l'origine la traduction de la formule de J. Rawls « Equal opportunities ». Cette « opportunité » est conçue comme l'occasion effectivement donnée de jouir de ses droits. Elle va donc plus loin, sur le chemin de l'égalité réelle, que la simple affirmation théorique de l'égalité des droits puisqu'elle est une tentative de rendre les droits égaux effectifs.
Cela peut surprendre parce que si le terme d'égalité des chances s'est depuis quelques années imposé à droite comme dans une partie de la gauche, comme substitut de la revendication d'égalité, la critique qu'en font certains discours de gauche tend, un peu rapidement peut-être, à reprocher à l'égalité des chances d'être en retrait par rapport à l'égalité des droits.
C'est ce point particulier que nous voudrions tenter d'éclairer et qui nécessite que l'on distingue avec soin, pour les comprendre et juger de leur valeur, l'usage politique qui est fait de la formule « égalité des chances », et le sens philosophique du concept d'égalité des chances tel qu'il est développé par J. Rawls en particulier, dans Théorie de la justice.
- Usage politique de la formule « égalité des chances ». Comment expliquer la séduction qui est à l'oeuvre dans une telle formule ?
Quelques exemples
2006 Loi Raffarin dite « sur l'égalité des chances » : l'apprentissage à 14 ans, la discrimination positive, le socle commun de connaissances, le CPE...
« Il s'agit de redonner à tous les citoyens, quelles que soient leurs origines, leurs croyances ou leurs choix personnels de vie, confiance dans la reconnaissance équitable de leurs mérites et de leur place dans la société. »
Dans le même temps la formule se répand sur des banderoles spontanées dans des manifestations « pour une vraie égalité des chances »
2007 : année européenne de l'égalité des chances
2008 : colloque du SE-l'UNSA sur le socle commun de connaissance. François Dubet, sociologue : Pourquoi défendre aujourd'hui l'idée de socle commun? "Au nom justement de la critique de l'égalité des chances", répond François Dubet. C'est pourquoi il défend l'idée d'un "Smic culturel". "Avec le socle commun, la différentiation ne se fera plus par le rattrapage. Les plus mauvais ne seront plus sans cesse en train d'essayer de rattraper les meilleurs. On créera donc des inégalités qui ne dégraderont pas le sort des plus faibles: ce seront donc des inégalités acceptables. »
Ici les pistes sont d'autant plus brouillées que F. Dubet, sociologue classable à gauche, affirme que l'école est actuellement soumise à l'idée d'égalité des chances, alors que la droite cherche à imposer ce modèle à l'école ce qui suppose qu'il n'y domine pas. Il s'oppose à l'égalité des chances, prétendu modèle de l'école actuelle dans laquelle tous les élèves reçoivent le même enseignement et ont les mêmes objectifs (les programmes), pour aller encore en deça.
1) L'existence sociale comme jeu ?
La fortune française de cette formule pourrait bien venir de sa traduction : la chance, l'idée plaît. Nous aimons la chance. C'est ce que nous nous souhaitons volontiers entre nous, ce de surcroît que l'on n'espère même pas et qui nous tombe dessus sans qu'on l'ait cherché ni mérité.
La représentation sous-jacente est celle d'une existence dont la réussite dépend à la fois d'une part d'effort, de travail, de mérite, et d'une part de hasard sur lequel nous n'avons aucun pouvoir, injuste, ou plutôt ni juste ni injuste, puisque sans raison ni mesure.
Ex : la santé, la beauté, les talents ou la naissance, le sexe.
Egaliser les chances ne peut alors que séduire : en égalisant les chances, il ne reste que le mérite qui distingue les individus. Et les différences de réussite, les inégalités, sont alors justes parce que justifiées par l'effort.
La métaphore sous-jacente est ici celle de la vie en société comme jeu. Qu'est-ce en effet qu'un jeu ? Une situation artificielle dans laquelle chaque joueur est placé sur la même ligne de départ, soumis aux mêmes règles connues par tous. La victoire résulte de la double action de la chance, ou plutôt du hasard (les dés), et de l'habileté (la stratégie). Plus la part faite au hasard est étroite, plus le jeu est considéré comme significatif du talent des joueurs. Si le hasard est absent, le résultat du jeu est considéré comme juste, au sens ou il n'est que la conséquence de l'habileté supérieure d'un joueur.
Ce qui est perçu spontanément comme juste, c'est la reconnaissance du mérite.
2) Le mérite, critère de justice ?
La métaphore du jeu est-elle transposable à l'existence sociale réelle ?
- La situation de départ n'est jamais la même pour tous : différences physiques, sexuelles, génétiques, différences liées aux déterminismes sociaux, à l'origine, la culture, différences dans la possession des capitaux économiques, sociaux, culturels...
- Les règles ne sont pas connues également de tous, beaucoup sont implicites : conventions sociales, modes de reconnaissance entre pairs, méandres de l'administration, du système éducatif...
- On ne joue pas chacun son tour selon un ordre précis et équitable. Les opportunités sont réparties très inéquitablement.
L'exigence d'égalité des droits apparaît comme tentative pour s'approcher de la situation égalitaire initiale de tout jeu. Et l'idéologie du mérite vient à ce titre la contredire et constituer une régression en terme de réalisation de l'égalité.
Ex : obtention de la nationalité française par le droit du sol (égalité absolue des droits) ou par le respect de certains critères (maîtrise de la langue et de la culture, intégration, bonne volonté...). Ici on donne bien à chaque personne née en France de devenir français, on ne lui en donne pas le droit.
Ex : apprentissage à 14 ans. On prétend donner à l'enfant sa chance de réussir dans le monde professionnel malgré son échec scolaire, en négligeant que cette réussite n'aurait jamais été comromise, bien au contraire, par une scolarité jusqu'à 16 ans.
Le mérite pourrait constituer un critère de justice si la ligne de départ était bien la même pour tous comme dans un jeu. Mais ce n'est évidemment pas le cas et ce n'est même pas cela que vise la politique d'égalité des chances.
La politique de l'égalité des chances ne consiste en fait pas du tout à égaliser les chances de départ, mais à amortir les effets de la malchance à l'arrivée.
3) Formule nouvelle, dichotomie classique
Le discours sur l'égalité des chances est un discours idéologique. La formule, unique, masque en fait la confusion entre deux sortes de « malchances » :
- celles dont les causes sont naturelles, et sur lesquelles on ne peut rien (le handicap, l'héritage génétique)
- celles qui sont produites socialement, conséquences de processus ancrés dans la structure d'une société (les troubles du comportement liés à la souffrance sociale, le rapport au langage, à l'écrit...) et qui sont contingentes, historiquement datées.Parmi celles-ci on rangera les causes d'inégalités qui ne sont qu'en apparence naturelles (talents, goûts, facilités...)
Les secondes apparaissent à l'évidence comme les plus déterminantes dans la réussite ou l'échec social, et la formation des inégalités. Et ce d'autant plus que, dans notre société, la force physique est peu mise à contribution, que la santé dépend au moins autant de l'héritage génétique que de facteurs sociaux comme l'alimentation, l'alcoolisme, le stress, l'accès aux soins, le niveau d'instruction...
Que les inégalités naturelles soient compensées par une politique volontariste visant à supprimer les effets de la malchance de départ n'est pas problématique.
Mais pour l'ensemble des inégalités produites socialement, la politique d'égalité des chances, qui agit à l'arrivée et non au départ, sur la conséquence des inégalités de départ et non sur la formation des inégalités renonce en fait à l'égalité.
En faisant comme si les inégalités produites socialement devaient recevoir la même réponse que les inégalités naturelles, elle naturalise les inégalités, les considère comme un état de fait inévitable.
En ce sens rien de nouveau : l'idéologie de l'égalité des chances est un avatar de l'idéologie du mérite et elle est radicalement conservatrice : elle est l'acceptation d'une situation de fait considérée comme naturelle et immuable qu'on ne peut pas changer mais seulement essayer de compenser.
Elle est le contraire de l'exigence d'égalité des droits qui refusant de s'écraser devant le fait affirme une égalité construite, pensée, arrachée au réel. Ainsi la Déclaration universelle des droits de l'homme ne décrit pas la réalité telle qu'elle est, ne s'incline pas devant le fait, mais institue la réalité telle qu'elle doit être en affirmant le droit.
A l'opposé de la pensée conservatrice, toute pensée progressiste présuppose en effet, et c'est là un choix téorique, que toute situation est avant tout historique, produit de circonstances historiques déterminées, et donc susceptible d'être changée par une volonté et une action politique. Les processus sociaux à l'origine de la plupart des inégalités sont structurels dans notre société, ils sont solides, puissants, insidieux. Mais ce ne sont pas des lois naturelles nécessaires.
- Le concept philosophique d'égalité des chances : quelle conception de l'homme ?
1) Comment fonder une société juste ?
L'utilitarisme classique de Bentham, puis de Pareto, affirme que la finalité de la société est la plus grande utilité pour tous, et à ce titre, l'utilitarisme se heurte à des difficultés auxquelles Rawls s'attèle en affirmant qu'une société doit être juste. Que dit l'utilitarisme?
Un bateau avec à bord vingt personnes va couler si cinq personnes ne se jettent à la mer. Il faut choisir entre deux situations, soit personne ne saute et tous les passagers disparaissent, soit cinq se sacrifient et quinze personnes sont sauvées. Selon le critère utilitariste, on "préférera" cinq morts à vingt, et on peut aller jusqu'à choisir les cinq, les moins utiles à la société.
Qui a le droit de dire quelle personne est plus utile, moins utile ou aussi utile ? Cela conduit nécessairement à discriminer les gens, l'égalité des droits est remise en cause.
Pour remédier au problème de justice que pose inévitablement l'utilitarisme, Rawls imagine une sorte de fiction théorique dans la tradition des théories du contrat social. C'est la position originelle dans laquelle les individus pensent et agissent sous un voile d'ignorance. Sous ce voile chacun ignore sa place dans la société (patron ou pas, actif ou inactif), ses dons naturels ou ses traits caractéristiques (l'individu ne sait pas s'il est habile de ses mains, s'il est handicapé physiquement, s'il est homme ou femme). En outre, il n' a pas de conception du Bien : cela signifie qu'il n'est pas sous l'emprise d'une quelconque religion. Enfin, Rawls suppose que "les circonstances particulières de sa propre société" lui sont inconnues, autrement dit, le contractant ne connaît pas la situation économique, politique ou culturelle de sa société.
Tous les citoyens dans cette situation vont s'accorder sur un système commun de principes de justice, ils sont au nombre de deux.
2) Principes de justice
Principe I: "chaque personne doit avoir un droit égal à la plus grande liberté fondamentale avec une liberté semblable pour tous" (principe d'égale liberté).
Principe II: "les inégalités sociales et économiques doivent être arrangées de telles sortes qu'elles soient:
- liées à des emplois et à des postes, accessibles à tous, dans des conditions d'égalité impartiale des chances (opportunities) (principe d'égalité des chances)
- pour le plus grand profit des plus désavantagés" (principe de différence).
Les principes sont hiérarchisés dans l'ordre dans lequel ils sont énoncés. A partir de là les individu n'agissent plus dans leur propre intérêt mais en respectant le contrat.
Le premier principe correspond à l'égalité des droits, et on voit ici clairement que l'égalité des chances, telle que Rawls la conçoit, si elle est subordonnée à l'égale liberté, n'en est pas moins une exigence supplémentaire d'égalité, qui s'efforce de rendre l'égalité des droits effective en la traduisant dans le réel. Le principe d'égalité des chances est bien relatif à la jouissance des droits. Le souci de justice apparaît dans ce second principe et dans le troisième. Rawls prend acte du fait de l'inégalité en société : l'égale liberté est un droit, on l'instaure, l'inégalité sociale et économique est un fait, on le corrige. Rawls ne distingue pas les sources de cette inégalité, qu'elle soit naturelle ou sociale.
Principe1 :
Chaque contractant doit jouir selon Rawls des mêmes droits. La liberté devient ainsi un droit inaliénable. La notion de liberté inclut ce que Rawls appelle les libertés fondamentales. Ce sont "la liberté politique (le droit de vote et d'éligibilité aux fonctions politiques) ainsi que la liberté de parole et d'assemblée ; la liberté de la personne ainsi que le droit de détenir de la propriété (personnelle) ; et la protection contre l'arrestation arbitraire et la saisie, telle qu'elle est définie par le concept de règle de droit".
Principe 2 :
L'idée d'égaliser les chances n'a rien de nouveau. Que les hommes ne naissent pas égaux, et que l'inégale répartition des « dons de la nature » est parfaitement injuste est une évidence pour tout le monde. Ici, on ne distingue pas ce qui vient de la nature et ce qui a une origine sociale. Personne ne mérite de naître beau ou laid, fort ou faible. La distribution initiale est injuste, c'est un fait, tout l'enjeu est de savoir qu'en faire. C'est là qu'il faut soigneusement distinguer entre deux sens qui sont recouverts par l'ambigüité du mot chance.
On parle de chance pour désigner cette répartition des caractéristiques à la naissance (la chance de naître beau, ou riche), mais aussi pour désigner les effets de cette répartition, l'occasion de faire quelque chose (jouir de ses droits, faire fructifier un talent...). Quand Rawls parle d'opportunities, c'est du deuxième sens qu'il s'agit, l'objectif étant d'agir sur les opportunités pour rectifier les injustices de la distribution initiale, en donnant à chacun l'occasion de jouir de sa liberté.
Ainsi on ne peut rien sur l'injustice qu'il y a à ce que certains individus naissent avec un capital social ou culturel, mais on peut agir que l'opportunité d'accéder aux positions qui confèreront ce capital.
Le principe d'égalité des chances a pour visée d'atténuer au maximum les effets de l'inégale répartition initiale. Il ne s'agit pas pour lui de placer les individus sur la même ligne de départ et d'attendre que le "meilleur" gagne.
Principe 3 :
Mais cela ne saurait suffire. Deux individus A et B sont inégalement rapides. En l'absence de principe 2, l'inégalité demeure. Le principe d'égalité des chances peut consister à égaliser leurs conditions d'entraînement (technique, matériel, alimentation...). Mais l'inégalité demeure ainsi que ses conséquences. Le principe d'égalité des chances ne suffit pas à rendre la situation juste. C'est là qu'intervient le principe de différence. L'inégalité est injuste parce qu'elle est au détriment de certains. Mais si l'on parvient à faire que le plus lent bénéficie de la supériorité du plus rapide, alors la situation devient juste, au sens où elle correspond au critère de justice dont Rawls pense qu'il serait un des trois sur lesquels les hommes s'accorderaient sous le voile d'ignorance.
3) Tentatives de critique
Une critique rapide consisterait à dire que le principe de différence revient à rendre les inégalités acceptables. Mais c'est oublier le fondement de la position originelle. Ce qui permet à Rawls d'affirmer que le principe de différence est un principe de justice c'est l'idée que les hommes rationnels, sous le voile d'ignorance le reconnaîtraient comme tel.
En outre l'exemple de la course est limité parce qu'on ne voit pas bien quel est l'intérêt pour le lent qu'un autre soit rapide. Mais on peut prendre un autre exemple : il n'est pas injuste que certains hommes puissent commander des oeuvres d'art à des artistes, à condition qu'ils les placent dans des musées où les plus démunis puissent en jouir. Que choisirait-on en effet, une telle situation ou une société dans laquelle toutes les positions étant moyennes, nul ne serait assez riche pour commander des oeuvres d'art ?
Le principe de différence ne consiste pas à justifier les inégalités. Il repose sur l'idée que la société n'est pas une compétition mais une coopération qu'il faut organiser de telle sorte que les chances des uns deviennent les chances des autres.
Il semble que l'angle d'attaque critique le plus pertinent ici soit beaucoup plus global. La pensée de Rawls est animée d'un réel souci de résoudre les problèmes de la justice et de l'égalité. Une fois admis les principes qui la fondent, elle est une théorie avancée dans le souci de rendre effective l'égalité.
Cf. Cependant les objections d'Amartya Sen avec le concept de capabilités.
La critique qu'on peut lui adresser est au fond celle que l'on peut faire à toute pensée libérale : elle admet comme un fait l'injustice de la répartition initiale, ce qui est une évidence, mais retire compètement cette répartition du champ possible de l'action politique. La politique n'intervient qu'après coup, les causes de la répartition sont des causes nécessaires, immuables.
Ce que l'on peut interroger, c'est la conception de l'homme qui est au fondement de cette pensée, et notamment l'idée de talent.
Rawls affirme que la répartition initiale des talents est injuste. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Qu'est-ce qui est reçu initialement ? Un patrimoine génétique qui détermine l'existence de l'individu. Mais dans quelle mesure ? Un enfant nait-il avec une prédisposition pour une discipline, avec une intelligence particulière en puissance ? On nait avec des plus grandes prédispositions à développer telle ou telle maladie, mais toutes les études montrent que les conditions de vie sont déterminantes. La génétique ne montre pas seulement que certains évènements d'une vie d'homme ont une causalité naturelle. Elle opère une distinction importante entre la présence et l'expression du gêne. Or dans les facteurs d'expression du gêne, on reconnaît les processus sociaux sur lesquels on peut agir.
Ce qui se joue ici, c'est bien une conception de l'homme et de la place de la nature en lui. Peu importe au fond que l'intelligence soit réellement génétique, innée, ou réellement acquise, ce qui se joue c'est une décision fondamentale de ce qu'est l'homme.
L'homme n'est pas à définir en fonction de ce qu'il est. Il peut décider de la manière de se définir, de son essence et cette définition engage une conception de l'égalité, de la justice, et de l'action politique.
Caroline Chevé
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